La Liberté

Deux repas à 46 millions de francs

En 1940, une centaine de soldats suisses ont ingéré par erreur de l’huile de refroidissement

Deux repas servis à quelques mois d’intervalle, en 1940, ont intoxiqué une centaine de soldats. © Suva
Deux repas servis à quelques mois d’intervalle, en 1940, ont intoxiqué une centaine de soldats. © Suva
«Ce qui est hors norme, c'est la durée du versement des prestations,» s'étonne Stefan Dettwiler. © DR
«Ce qui est hors norme, c'est la durée du versement des prestations,» s'étonne Stefan Dettwiler. © DR

Kessava Packiry

Publié le 19.08.2016

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Armée » Petit conseil qui vaut son pesant de cacahuètes: en cuisine, ne jamais confondre l’huile d’arachide avec l’huile de refroidissement pour fusils-mitrailleurs. Cela peut faire des dégâts. Et déboucher sur une facture salée. L’assurance militaire en sait quelque chose: entre 1940 et 2014, elle a versé un total de 46,1 millions de francs à titre de prestations à une centaine de soldats intoxiqués. Les pauvres hommes, qui ont eu des séquelles à vie, avaient ingurgité, en deux épisodes distincts au cours de la même année 1940, des croûtes au fromage et des salades assaisonnées de la mauvaise huile…

C’est l’assurance militaire qui rappelle cet épisode peu glorieux de la gastronomie militaire suisse. Dans son rapport 2015, publié en juin, l’assurance militaire – gérée par la Suva depuis une dizaine d’années sur mandat de la Confédération – écrit: «En 2015, pour la première fois depuis 75 ans, l’assurance militaire n’a plus versé de prestations aux soldats intoxiqués à l’huile de refroidissement. Le dernier soldat connu à ce titre est en effet décédé en 2014.»

Cette histoire remonte à un soir de juillet 1940: 75 soldats d’une compagnie de mitrailleurs, issus pour la plupart de la région bâloise, s’intoxiquent après avoir mangé des croûtes au fromage que le cuisinier avait par erreur grillées dans de l’huile de refroidissement. Un incident semblable se produit l’automne de la même année: l’huile toxique est utilisée pour la sauce à salade. Dix-sept soldats d’une compagnie schwytzoise de mitrailleurs de montagne se retrouvent alors avec des séquelles irréversibles au niveau du système nerveux.

L’étiquette qui se décolle

Mais comment les cuisiniers ont-ils pu se tromper de la sorte? Il semble que de l’huile de refroidissement avait été transvasée dans des cruches d’huile comestible, faute de contenants disponibles. «Selon l’hypothèse retenue, une étiquette se serait décollée lors d’un déplacement simultané de matériel et de denrées alimentaires. Par une erreur fatale, l’huile de refroidissement aurait été déposée dans l’entrepôt alimentaire», explique la doctoresse Franziska Gebel, médecin cheffe à l’assurance militaire. Et comme l’huile de refroidissement ne se distinguait d’une huile comestible ni par l’odeur ni par la couleur, cela a ajouté à la confusion…

Reste que pour les soldats intoxiqués, le calvaire ne faisait que commencer. Ils ont commencé à ressentir au bout d’une à deux semaines des paralysies ascendantes. «Surtout dans les jambes, et de manière irréversible», précise Franziska Gebel, coauteure d’un dossier sur les soldats intoxiqués, dans les dernières statistiques de l’assurance militaire. «Ces paralysies s’accompagnaient d’une atrophie musculaire évidente. Ces hommes ont souffert, à des degrés divers, toute leur vie», poursuit-elle.

Et pas seulement physiquement. «Ces hommes étaient âgés entre 19 et 32 ans au moment des faits. Ils étaient donc au début de leur carrière professionnelle. Et la prestation de l’assurance militaire se limitait à l’époque à 70% de leur revenu», rappelle Franziska Gebel. Donc une prestation plutôt faible, compte tenu d’un salaire peu élevé. «Certaines de ces personnes pouvaient continuer à travailler normalement, comme des juristes. Mais la plupart étaient des paysans. Beaucoup ont dû avoir recours à des aides. D’autres, issus notamment de la région bâloise, ont dû se résoudre, en raison de leur condition physique, à vendre leurs terres situées sur des terrains vallonnés pour des terrains plus plats, dans d’autres cantons comme Soleure.»

Ces hommes se sont battus tout au long de leur vie pour obtenir de l’assurance militaire la meilleure prestation qui leur était due. «Il y eut beaucoup de discussions et de confrontations entre eux et les autorités fédérales», raconte Franziska Gebel. «Les points contestés concernaient notamment les frais de traitement, le libre choix du médecin et de l’hôpital, la compensation de la perte de gain, la prévoyance-vieillesse…» L’évaluation de l’invalidité a également été au centre des débats: «Il n’existait aucune littérature médicale à ce sujet.»

Pas d’autres cas du genre

Il a fallu plusieurs révisions de loi pour satisfaire les lésés. Au final, entre 1940  et 2014, 46,1 millions de francs leur seront versés. «Le montant des prestations s’est situé dans une fourchette allant de 106 francs à 2,4 millions de francs», précise Franziska Gebel. «Ce qui est inhabituel, dans cette histoire, c’est la durée de versement des prestations de l’assurance militaire. Il n’en demeure pas moins que la somme est certainement moins importante que les dommages subis par certains soldats concernés», avance Stefan Dettwiler, directeur de l’assurance militaire. «Nous ne connaissons pas d’autres cas de ce genre impliquant le versement de prestations à autant de personnes durant une aussi longue durée.»


 

Coupable trouvé en deux jours

Deux jours seulement après l’ingestion des croûtes au fromage, le coupable était déjà trouvé. Le chimiste cantonal était effectivement parvenu à identifier la toxine incriminée: le phosphate de triorthocrésyle. «Cette substance huileuse, pratiquement inodore et sans goût, était employée comme liquide de refroidissement dans les fusils-mitrailleurs à la fois pour son point d’ébullition à température élevée et une pression de gaz très basse», explique Franziska Gebel, médecin cheffe à l’assurance militaire.

A la fin du XIXe siècle, cette toxine était utilisée aux Etats-Unis comme remède contre la tuberculose. Mais elle provoquait des paralysies chez les patients traités. Durant les années 1930, au temps de la prohibition, une épidémie de paralysies motrices s’est abattue sur l’Amérique du Nord. «Les victimes avaient consommé un alcool à base de gingembre contenant du phosphate de triorthocrésyle.» Au cours de la même période, une épidémie toucha aussi l’Europe du Nord, lorsque le produit était utilisé comme médicament abortif: beaucoup de femmes se sont retrouvées paralysées. KP


 

L’une des premières actions de la Chaîne du Bonheur

L’incident dont ont été victimes les soldats a suscité un grand élan de solidarité au sein du public. La Chaîne du Bonheur a d'ailleurs organisé à cette occasion sa première action en Suisse alémanique, en 1947.

Selon la Suva, l’intoxication subie par les soldats a entraîné la première opération de la Chaîne du Bonheur, qui avait permis, en 1947 de recueillir une somme de 170 000 francs pour les soldats concernés. Porte-parole de la Chaîne du Bonheur, Daniela Toupane corrige. «En fait, ce n’était pas notre première action. Mais la première qui avait réuni la Suisse alémanique et la Suisse romande. La Chaîne du Bonheur a été fondée en 1946 – nous fêtons d’ailleurs nos 70 ans cette année – par les journalistes et animateurs Jack Rolann et Roger Nordmann, et leur première action avait été destinée aux enfants anglais victimes de la guerre, qui venaient passer leurs vacances en Suisse. Ces deux hommes travaillaient pour radio Sottens – aujourd’hui RTS, et leur action s’est limitée dans un premier temps à cette région. La Suisse alémanique et le Tessin n’ont rejoint qu’une année plus tard la Chaîne du Bonheur.»

Outre le public, sincèrement ému par le sort de ces soldats et inquiets de leur assistance médicale et matérielle, les gouvernements et parlements des deux demi-cantons de Bâle ont également affiché des signes de solidarité. «Ils n’eurent de cesse de s’engager en faveur des soldats intoxiqués», écrit Franziska Gebel, médecin cheffe à l’assurance militaire. «Le canton de Bâle-Campagne s’est notamment engagé sur le plan financier en versant aux soldats intoxiqués des subventions en plus des pensions, afin de combler les lacunes financières les plus urgentes. Les parlementaires nationaux bâlois ont pour leur part déposé plusieurs interventions abordant la situation de ces soldats, et contenant des suggestions pour l’améliorer.» KP

 

L’émission Histoire vivante sur RTS 2 reprendra le 28 août. 
Le documentaire portera 
sur l’ordre et la morale.


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