La Liberté

Erdogan, le rêve d’une grande Turquie

Après Atatürk, le président turc est-il le nouveau Père de la nation? L’avis de son biographe, Jean-François Pérouse.

Propos recueillis par 
Pascal Fleury

Publié le 18.11.2016

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Biographie » Régnant sur la Turquie depuis 2003, un record de longévité depuis l’instauration du multipartisme en 1946, Recep Tayyip Erdogan neutralise toute opposition autour de lui, profite du putsch raté du 15 juillet pour accélérer les purges, ambitionne de redonner à la Turquie ses fastes ottomans. Le président turc est-il le nouveau Père de la nation? Les explications de Jean-François Pérouse, directeur de l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul et coauteur, avec le journaliste Nicolas Cheviron, de la première biographie* en français du chef d’Etat turc.

- Erdogan fait souvent référence à Atatürk dans ses discours. Pourtant, tout semble opposer le président islamo-conservateur et le Père de la Turquie laïque?

Jean-François Pérouse: Le souci de l’homme d’Etat Erdogan, c’est de s’inscrire dans la continuité historique, quitte à réinterpréter l’histoire à son profit. Ses références à Atatürk ne sont pas que superficielles et stratégiques. En fait, ni l’un ni l’autre ne sont des dogmatiques. Ce sont des pragmatiques avec une même croyance en un Etat tout-puissant. Erdogan défend une même idéologie du développement que Mustafa Kemal, il croit comme lui en la nécessité de recourir parfois à des méthodes autoritaires pour le bien du peuple. Ce qui manquait à Erdogan, c’était une dimension militaire. Il l’a acquise après le coup d’Etat manqué du 15 juillet. Il se fait désormais appeler commandant en chef, comme Mustafa Kemal.

- Dans quel contexte social et politique Erdogan s’est-il forgé ses armes de leader politique?

Sa jeunesse a été marquée par l’émergence d’un courant politique conservateur en rupture idéologique, économique et sociale avec le courant républicain fondateur de la Turquie. Ce courant, diffusé dans les quartiers populaires et incarné par Adnan Menderes, voulait revenir à des valeurs religieuses et morales. Le père de Recep Tayyip, capitaine de marine, était un grand admirateur de Menderes, exécuté en 1961 à la suite d’un coup d’Etat militaire. Le récent putsch a fourni à Erdogan une occasion de s’inscrire dans les pas de ce héros populaire.

- Victime d’une chasse aux sorcières contre les partisans de l’islam politique alors qu’il est maire d’Istanbul, Erdogan passe quatre mois en prison, en 1999. C’est là qu’il effectue sa «métamorphose démocratique» qui l’amènera au poste de premier ministre en 2003…

Erdogan initie un courant en rupture avec l’islam politique de son ancien «mentor», Necmettin Erbakan. Son Parti de la justice et du développement (AKP) s’impose en Turquie dès novembre 2002. Il se veut à la fois conservateur, ultralibéral et conciliant vis-à-vis des minorités religieuses, ethniques ou linguistiques. Jusque vers 2010, Erdogan maintient cette orientation libérale, utilisant habilement le rapprochement avec l’Union européenne pour asseoir son pouvoir. Il se garde de faire une référence explicite à l’islam. Dans les faits, toutefois, la Turquie a officiellement levé en 2013 l’interdiction du port du voile dans la fonction publique.

- Ses ambitions l’amènent à lancer des travaux pharaoniques…

Erdogan a un projet de grandeur pour la Turquie. L’idée est de retrouver la prétendue puissance de l’Empire ottoman de l’époque dorée des XVe-XVIe siècle En se nourrissant de ce passé glorieux, il veut rétablir une Turquie respectée sur la scène internationale. Une Turquie qui, à l’horizon 2023, devrait entrer dans l’UE et au Conseil permanent de l’ONU, et compter parmi les dix premières puissances mondiales. Ses grands projets servent à la fois à porter l’économie et à affirmer la centralité de la Turquie dans ce carrefour de l’Europe et de l’Asie.

Parmi ses réalisations les plus grandioses, il y a le pont suspendu sur le golfe d’Izmit, ouvert en juillet dernier, un troisième pont au-dessus du Bosphore, inauguré à la fin août, trois tunnels sous le Bosphore, dont le second sera ouvert en décembre, et le nouvel aéroport international d’Istanbul, appelé à être le plus grand du monde, avec 150 millions de voyageurs par an.

- N’y a-t-il pas une certaine démesure, quand on voit son palais fastueux de 1150 pièces?

Oui, il veut d’ailleurs y ouvrir la plus grande bibliothèque de ­Turquie. Cela contribue à sa gloire, mais il ne faut pas trop personnaliser. Il veut surtout la grandeur de son peuple et de son pays, même s’il y a eu des abus dans l’enrichissement de sa famille. Il est clair que les médias focalisent énormément sur le personnage, mais la Turquie ne se résume pas à Erdogan.

- Le 10 novembre, lors des commémorations de la mort d’Atatürk, le président a affirmé: «Nous ne pouvons pas être prisonniers de 780'000 km2». Il a évoqué ses «frontières de cœur», la Crimée, le Caucase, Alep, Mossoul… Comment interpréter pareils propos?

Il n’y a pas d’ambition territoriale. Mais une volonté d’influence qui s’appuie sur un projet de puissance, en référence à l’histoire et à la présence de diasporas turques dans certains territoires. Plusieurs institutions récemment créées vont aussi dans ce sens. Mais Erdogan est un pragmatique. Il se contente de sacraliser les frontières de la Turquie actuelle.

- Depuis le putsch raté de juillet, Erdogan multiplie les purges. La population est-elle prête à lui laisser tous les pouvoirs?

La population est souvent admirative et un peu aveugle, se laissant griser par son discours puissant sur les menaces internes et externes. Ou alors elle est marginalisée, et toujours plus criminalisée, perdant alors toute possibilité d’opposition constructive. Il y a là un rétrécissement de l’espace politique.

- Erdogan semble s’acharner contre la minorité kurde…

Sa répression contre les Kurdes est étroitement liée à la situation en Syrie. Les succès militaires du mouvement kurde ont redonné de la légitimité à l’option armée en Turquie. Avec la contagion permanente de la violence syrienne et les milliers de personnes qui ont perdu leur travail, il est à craindre que le mécontentement s’exprime dans la douleur. De nombreuses armes circulent dans le pays…

- Existe-t-il une alternative au pouvoir musclé d’Erdogan?

Dans le contexte actuel, je ne vois pas comment une alternative démocratique pourrait trouver un espace d’expression. Il y a bien un potentiel dans la société civile, mais cela suppose de sortir de cette logique d’affrontement en train de s’installer. Les propos échangés sont violents, la polarisation très forte, la suspicion omniprésente. La possible réconciliation nationale, au lendemain du coup d’Etat, ne s’est malheureusement pas faite. La pacification va désormais être difficile à instaurer.

* Nicolas Cheviron et Jean-François Pérouse, Erdogan – Nouveau Père de la Turquie?, Ed. François Bourin, 2016


 

«Joutes verbales» avec l’Union

Erdogan a longtemps soutenu l’adhésion à l’UE. Mais depuis le putsch de juillet, il ne cesse de mordre les «lignes rouges» européennes, réclamant même le rétablissement de la peine de mort. Cette semaine, il a menacé l’UE de lancer un référendum, si elle tarde à se prononcer sur la candidature turque. «On est dans les joutes verbales», relativise Jean-François Pérouse. «Il ne supporte pas de se faire donner la leçon. Il réagit de manière provocante, mais sait que la Turquie réalise l’essentiel de son commerce extérieur avec l’UE. Et que cinq millions de Turcs sont citoyens européens. Pareilles relations ne peuvent être compromises.» 

Radio: vendredi 20h

Doc TV: Erdogan, l’ivresse du pouvoir
, dimanche à 20h35 et 
lundi: 24h


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