La Liberté

Les amants du libéralisme politique

Ardents défenseurs des libertés individuelles, Madame de Staël et Benjamin Constant sont à l’honneur

Les amants du libéralisme politique
Les amants du libéralisme politique
Germaine de Staël (par François Gérard, vers 1810) et Benjamin Constant (anonyme, vers 1815). © Château de Coppet/Musée Carnavalet/DR
Germaine de Staël (par François Gérard, vers 1810) et Benjamin Constant (anonyme, vers 1815). © Château de Coppet/Musée Carnavalet/DR
Les amants du libéralisme politique
Les amants du libéralisme politique

Propos recueillis par
 Pascal Fleury

Publié le 23.06.2017

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Jubil » C’est l’un des couples les plus célèbres de l’histoire sentimentale, littéraire et politique du monde francophone. Germaine de Staël et Benjamin Constant sont à l’honneur en cette année 2017, à la faveur du bicentenaire de la mort de la romancière valdo-genevoise et des 250 ans de la naissance de l’écrivain vaudois. «Au tournant des Lumières, ils étaient au cœur de tous les bouleversements politiques qui ont secoué l’Europe: fin de l’Ancien Régime, Révolution, Empire et Restauration», rappelle Léonard Burnand, directeur de l’Institut Benjamin Constant à l’Université de Lausanne et co-curateur d’une exposition sur l’illustre couple à Genève, avec la présidente de la Société des études staëliennes à Paris, Stéphanie Genand.

Etonnante, cette baronne et fille de riche banquier qui embrasse les idées de la Révolution?

Léonard Burnand: Effectivement, la petite Germaine Necker naît au cœur du Paris des Lumières. Son père, le banquier genevois Jacques Necker, est ministre des Finances de Louis XVI. Sa mère, la Vaudoise Suzanne Curchod, tient l’un des derniers grands salons de la société mondaine de l’époque. Germaine, qui a un côté enfant prodige, fréquente les plus grands intellectuels dans le salon de sa mère: Buffon, Bernardin de Saint-Pierre, Diderot, d’Alembert... Mais comme son père, qui admirait le modèle politique anglais, elle a des aspirations progressistes. En 1789, à 23 ans, elle adhère aux idées de la Révolution: liberté, égalité, droits de l’homme... En revanche, elle s’oppose à la Terreur et à sa dérive sanguinaire (1793-94).

Lorsque débarque Bonaparte, elle voit d’abord en lui un libéral, et tente même de le séduire…

Cette tentative de séduction fait partie d’une légende entretenue par Napoléon lui-même. Ce qui est sûr, c’est que lorsqu’elle rencontre le général victorieux des campagnes d’Italie, en 1797, elle espère qu’il va réussir la synthèse entre l’ordre et la liberté. Elle va être amèrement déçue. Car une fois devenu premier consul puis empereur, Napoléon va museler les intellectuels.

C’est alors la guerre entre ­Bonaparte et Madame de Staël...

Oui. Pour Bonaparte, le salon parisien où Madame de Staël reçoit La Fayette, de Noailles ou de Montmorency est un foyer d’opposition potentiel. Il condamne alors la baronne à l’exil. Elle va s’établir dans le château familial, à Coppet (VD), et faire de ce refuge un centre intellectuel, attirant à elle de grands esprits de toute l’Europe, comme l’économiste Sismondi, le philosophe Schlegel ou la poétesse Friederike Brun. Et bien sûr son amant, l’écrivain Benjamin Constant! Ce «groupe de Coppet», c’est l’Europe de la diversité culturelle, de la tolérance religieuse, des libertés individuelles, qui fait face à l’Europe de Napoléon, franco-française, militaire et autoritaire. L’empereur va d’ailleurs faire saisir l’essai De l’Allemagne (1810) de Madame de Staël, qui sera réédité ensuite à Londres.

Madame de Staël, dit-on, a régné par son esprit sur l’Europe?

Elle est une célébrité mondaine. Son salon est très en vue. Son aisance verbale, son sens du bon mot, sa dextérité argumentative, en font un véritable Mozart de la conversation, une qualité que lui reconnaissent même ses ennemis. Mais sa célébrité est aussi littéraire. Alors que beaucoup de femmes d’esprit hésitent à franchir le pas, elle publie des romans et des œuvres sur la politique et la morale. De la littérature (1800), Delphine (1802), ou Corinne ou l’Italie (1807) sont des best-sellers européens, traduits et lus de Madrid à Saint-Pétersbourg. Notre exposition (lire ci-dessous) révèle même un certain vedettariat, avec des produits dérivés à son effigie, comme c'est le cas aussi pour Benjamin Constant: tabatières, éventails, foulards... Revers de la médaille, un risque de lynchage médiatique, des pamphlets et des caricatures.

Benjamin Constant entre en 1794 dans la vie de Madame de Staël. Il est tout de suite séduit...

Ils se rencontrent à Lausanne dans la propriété de Montchoisi. Constant est immédiatement sous le charme, subjugué par ce phénomène des salons. Elle le trouve plutôt laid mais est séduite par son esprit, découvrant en lui un alter ego intellectuel. Leurs joutes verbales vont vite devenir légendaires. Il lui fait la cour, elle finit par céder, alors qu’elle est mariée au baron Erik Magnus de Staël-Holstein. Leur relation d’amants sera scellée par une sorte de contrat amoureux en 1796. Un an plus tard naîtra leur fille Albertine, qui porte le nom du baron de Staël. En fait, leur histoire sentimentale a été souvent orageuse. Constant s’est même marié sans en informer sa maîtresse!

Ce qui les unit à la vie à la mort, c’est leur combat politique?

Ils s’engagent ensemble en faveur des libertés individuelles, se battent pour la tolérance religieuse alors qu’ils sont protestants dans une France catholique, font partie des pionniers de la lutte pour l’abolition de l’esclavage. On les considère aujourd’hui comme la mère et le père du libéralisme politique moderne. Face aux changements constants des régimes politiques, ils prônent une monarchie constitutionnelle tempérée, à l’anglaise, qui fasse écho aux revendications du peuple et soit porteuse du progrès.

Quelle efficacité a leur combat?

A la chute de Napoléon, ils font partie des intellectuels qui repensent l’avenir de l’Europe. Ils ont une audience importante, y compris auprès de souverains. La monarchie constitutionnelle mise en place sous la Restauration, avec Louis XVIII, répond à leurs vœux, du moins partiellement. De retour d’exil, Germaine de Staël meurt à Paris. Un joli pied de nez à Napoléon envoyé à Sainte-Hélène! Sa mort est datée du 14 juillet 1817: un autre clin d’œil, sachant que cette femme a beaucoup écrit sur la Révolution! Constant, lui, poursuivra le combat pour les libertés jusqu’à sa mort en 1830.

Quel héritage nous ont-ils légué?

Tous deux ont connu des phases d’éclipse et de réhabilitation. Aujourd’hui, leurs idées retrouvent un écho dans l’air du temps, notamment sur la question des libertés. Il est bon de relire les Principes de politique (1806) de Constant, pionnier dans la défense de la liberté de la presse. Leur combat en faveur de la tolérance religieuse a aujourd’hui une résonance vive. Ils peuvent aussi nous aider à mieux repenser l’Europe, dans son unité et sa diversité. A deux siècles de distance, ils peuvent toujours nous servir de guides.

Madame de Staël et Benjamin Constant font actuellement l’objet de rééditions 
et commentaires. Petite sélection:

Madame de Staël, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Editions Gallimard, 2017.
Madame de Staël, La passion de la liberté, Editions Robert Laffont, 2017.
Léonard Burnand et Guillaume Poisson, Adolphe de Benjamin Constant, postérité d’un roman, Editions Slatkine, 2016.
Michel Aubouin, Madame de Staël ou l’intelligence politique, Omnibus, 2017.


 

Un double anniversaire riche en événements

Pour marquer le double anniversaire de l’illustre couple valdo-genevois, l’Institut Benjamin Constant de l’Université de Lausanne et la Société des études staëliennes à Paris proposent, jusqu’au 1er octobre, une exposition à la Fondation Martin Bodmer, à Cologny (GE). Un riche éventail de documents, éditions originales, gravures, objets et tableaux, dont ce portrait de Germaine de Staël et sa fille Albertine signé par Elisabeth-Louise Vigée Le Brun (coll. Château de Coppet), éclairent, au travers de ces deux destins croisés, la période charnière durant laquelle s’est dessiné l’avenir de l’Europe. En prolongement de l’exposition, le très beau livre Germaine de Staël et Benjamin Constant – L’esprit de liberté (Ed. Perrin) révèle le rôle décisif qu’ont joué les deux intellectuels dans la vie de leur temps et l’influence qu’ils exercent encore sur la pensée contemporaine. Des conférences et visites guidées sont aussi au programme, de même que des célébrations autour de Madame de Staël au château de Coppet. PFY

fondationbodmer.ch et festivaldestael.ch

 

Histoire vivante sur la RTS

Radio: Ve: 13h30
TV: Le dernier prince rouge (rediffusion)
 Di: 22h10


Histoire vivante

La Liberté - Bd de Pérolles 42 / 1700 Fribourg
Tél: +41 26 426 44 11