La Liberté

«Rester en vie était déjà une victoire»

L’historienne Aline Helg publie une étude sur la vie des esclaves et leur quête permanente de liberté. Des esclaves trimaient jour et nuit pour acheter la liberté de leurs enfants. 

Les 12 millions d’esclaves vendus aux Amériques étaient vus comme des «biens meubles». © «The Book of Negroes»/ CBC Television/DR
Les 12 millions d’esclaves vendus aux Amériques étaient vus comme des «biens meubles». © «The Book of Negroes»/ CBC Television/DR
Dans les Antilles anglaises, la révolte de Démérara en 1823 a entraîné une violente répression. © John Carter Brown Library/ Brown University/DR
Dans les Antilles anglaises, la révolte de Démérara en 1823 a entraîné une violente répression. © John Carter Brown Library/ Brown University/DR
«Rester en vie était déjà une victoire»
«Rester en vie était déjà une victoire»

Propos recueillis par 
Cédric Reichenbach

Publié le 08.07.2016

Temps de lecture estimé : 7 minutes

Esclavage » Elles ont travaillé sept, huit ou neuf ans pour acheter la liberté de leur bébé: ce genre d’histoires, découvertes dans des registres de baptêmes en Colombie, a frappé l’historienne Aline Helg qui les cite dans sa vaste étude sur l’esclavage. A toutes les époques, par la fuite, la violence et d’autres moyens, les esclaves ont lutté pour leur émancipation. Son récit casse nombre de clichés.

- Des idées reçues entourent l’esclavage. Comme les révoltes brutales, qui accaparent l’attention. Etaient-elles fréquentes?

Aline Helg: Non. A ma grande surprise, elles étaient assez rares. Mis à part la révolte de Saint-Domingue, en 1791, qui débouche sur la première république noire libre du monde (Haïti) et celle qui secoue la Jamaïque en 1831, presque aucune révolte massive susceptible de détruire l’institution de l’esclavage n’a pu se développer.

- Pourquoi si peu de révoltes?

Même si on les a souvent décrites ainsi dans les manuels d’histoire, les romans et les films, les victimes de la traite ne sont pas des êtres aliénés sans la moindre ressource pour échapper à leur condition. Ils n’ont pas «rien à perdre». Ces hommes et ces femmes ont des rêves et des projets, des amis et souvent une famille. Bien qu’extrêmement rude, leur existence compte et ils ne sont pas prêts à tout risquer sur un coup de tête. Pour les Africains, les Amérindiens et les métis qui triment dans les champs de coton du sud des Etats-Unis, dans les plantations sucrières des Caraïbes ou au fond des mines de Potosí, rester en vie est déjà une victoire.

Les plantations sont très éloignées les unes des autres. Ceux qui y travaillent viennent souvent d’endroits très différents et ne parlent pas la même langue. Difficile de s’organiser dans ces conditions! De plus, la répression, en cas de soulèvement manqué, est brutale: tortures, exécutions collectives pour l’exemple, têtes exposées sur des piques à l’entrée des exploitations... Et il faut bien comprendre qu’à cette époque, envisager de tuer un Blanc équivaut, au regard de la loi, à en tuer un réellement.

- Les maîtres avaient-ils à ce point peur de leurs esclaves?

Il faut se mettre à leur place. Les Blancs représentent environ 6% de la population dans les Caraïbes. Ailleurs, on dépasse à peine 10%, sauf au nord des futurs Etats-Unis. En ville ou à la campagne, dans les jardins et jusque dans les maisons, les colons vivent entourés d’esclaves s’exprimant dans des langues qu’ils ne comprennent pas. Les esclavagistes sont terrifiés à l’idée de perdre le contrôle. La révolution haïtienne a cristallisé pour longtemps toutes les peurs des Blancs. Les registres témoignent de vagues d’exécutions qui pouvaient s’étendre sur des mois. C’est cela qui a donné aux historiens l’impression que les révoltes étaient fréquentes.

- Les esclaves avaient-ils souvent recours à la fuite pour se libérer?

Le marronnage est le moyen le plus naturellement et massivement utilisé. Au moins 10% des esclaves se sont échappés des plantations durant les deux premiers siècles de la colonisation. Ces marrons sont surtout des hommes. Fuyant les ports et les petites villes colonisées, ils s’enfoncent dans l’immensité des territoires non explorés, se créant une nouvelle vie au milieu d’autres fugitifs, repris de justice et déserteurs. Plus tard, des familles suivent leurs traces. Dans certaines régions d’accès difficile, ils parviennent à s’organiser en royaumes ou fédérations regroupant des centaines, voire des milliers d’entre eux, au point que les pouvoirs coloniaux doivent signer des traités de paix avec leurs chefs.

- Les esclaves pouvaient-ils acheter leur liberté?

Oui, surtout dans les colonies portugaises et espagnoles où la législation sur l’esclavage, héritée des Romains, prévoit cette possibilité. Les esclaves peuvent effectuer du travail en plus de celui dû au maître et vendre leur surproduction sur les marchés. S’affranchir prend entre sept et dix ans en ville, quinze à la campagne! Les Codes noirs élaborés par les Français, les Néerlandais et les Anglo-Saxons entre le XVIIe et le début du XVIIIe siècle rendent ce type d’affranchissement presque impossible dans leurs colonies.

- Les femmes sont plus nombreuses à racheter leur liberté...

On a laissé entendre qu’il s’agissait de concubines d’hommes blancs. C’est faux. En réalité, les femmes sont plus nombreuses dans les villes, car employées comme domestiques. Elles peuvent laver du linge ou œuvrer comme colporteuses et vendeuses ambulantes le soir, le dimanche et les jours de fête. Nombre d’entre elles travaillent jour et nuit pour acheter la liberté de leurs enfants.

Ce qui est extraordinaire, c’est que des parents, des mères surtout, achetaient la liberté de leur bébé au moment où il naissait. Cela voulait dire qu’elles avaient laborieusement mis de l’argent de côté pour quelque chose d’hypothétique. Elles projetaient tous leurs rêves et leurs espoirs sur un enfant dont elles ne savaient pas vraiment comment il allait venir au monde. Ni s’il allait survivre.

Des filles ou fils d’esclaves achetaient ensuite la liberté de leurs parents. Au fil du temps, le phénomène a pris de l’ampleur. Un historien péruvien parle même d’«entreprises familiales d’affranchissement».

Selon certaines études, un tiers des esclaves des villes hispano-portugaises est parvenu à acheter sa liberté. Les esclaves n’ont pas attendu que le courant abolitionniste se développe, à partir des années 1760, pour prendre leur destin en main. L’écho Magazine

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Une nouvelle main-d’œuvre remplace les esclaves

- L’asservissement se termine-t-il avec l’abolition dans les colonies britanniques (1833), puis françaises (1848)?

Aline Helg: Pas vraiment. Partout où les lois abolitionnistes entrent en vigueur, d’autres marginalisent les anciens esclaves. Les grands propriétaires de plantations font tout pour exclure les affranchis.

Les Britanniques et les Français font venir d’Inde des dizaines de milliers de travailleurs sous contrat semi-servile. Le Pérou met fin à l’esclavage en 1854, mais il importe 100'000 coolies chinois dans les quinze années suivantes. Cuba et le Brésil, qui abolissent l’esclavage à la fin des années 1880 seulement, subventionnent l’immigration européenne.

Partout les anciens esclaves, non indemnisés, sont mis en concurrence de manière déloyale avec cette nouvelle main-d’œuvre – un processus sournois! Parallèlement, le racisme pseudo-scientifique remplace l’idéologie esclavagiste pour justifier la marginalisation des affranchis et de leurs descendants.

A noter que ce n’est que depuis une vingtaine d’années qu’en Amérique latine une partie des populations noires et métisses a pris conscience de l’existence d’un racisme non déclaré et s’intéresse au passé esclavagiste. 


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