La Liberté

Bombe à retardement sous la Baltique

Histoire vivante -Armes chimiques • Des milliers de tonnes d’armes chimiques dorment dans la mer Baltique. Elles s’ajoutent aux polluants de l’agriculture intensive, qui ont favorisé la prolifération d’algues et détruit toute forme de vie.

Dans les mers et océans de la planète sommeilleraient près d’un million et demi de tonnes d’armes chimiques, mais aussi d’énormes quantités de bombes conventionnelles non explosées. © University of Georgia/DR
Dans les mers et océans de la planète sommeilleraient près d’un million et demi de tonnes d’armes chimiques, mais aussi d’énormes quantités de bombes conventionnelles non explosées. © University of Georgia/DR

Thierry Jacolet

Publié le 14.11.2014

Temps de lecture estimé : 9 minutes

Il y a des mers d’huile et des mers souillées d’hydrocarbures. Il y a des bouteilles à la mer et des continents de plastique à la dérive. Et puis il y a la mer Baltique. Aucune mer ne suffoque autant sous la pollution des substances chimiques, comme le phosphore, le nitrogène ou l’azote, que cette étendue d’eau qui lèche 8000 kilomètres de côtes au nord de l’Europe. Si les océans sont une poubelle, la mer Baltique est une décharge…

Elle a d’abord servi de dépotoir aux Alliés au sortir de la Seconde Guerre mondiale, notamment près des îles suédoises de Bornholm et Gotland ainsi qu’entre Gotland et les Etats baltes. En 1945, les vainqueurs décident à la conférence de Potsdam de détruire les munitions chimiques des belligérants, notamment les tonnes d’armes produites par Hitler. Sans trop se poser de questions, ils s’en débarrassent dans les mers du globe, par-dessus bord ou en coulant des bateaux chargés de munitions chimiques.

Bombe à retardement

Entre 40'000 et 50'000 tonnes d’armes chimiques et conventionnelles ont été immergées dans les eaux saumâtres de la Baltique dont 13'000 tonnes de substances toxiques, estime la commission pour la protection de l’environnement de la mer Baltique, qui regroupe les neuf pays riverains (commission d’Helsinski ou Helcom). Une véritable bombe à retardement en raison de la corrosion de l’arsenal chimique. Si un sixième de ces produits toxiques s’échappait, il suffirait à anéantir toute forme de vie dans la mer pendant une centaine d’années…

Les tonneaux et les douilles rouillent, libérant peu à peu leurs poisons: ypérite (gaz moutarde), arsenic, phosgène, chloropicrine… Une question de temps. La contamination peut commencer après 50 ans pour les parois minces comme les barils ou les conteneurs et après 200 ans pour les obus d’artillerie. Selon la réaction chimique dans l’eau de mer - l’hydrolyse -, d’autres polluants toxiques peuvent se former. Et au final, les substances transitent par les organismes marins jusqu’à l’homme.

Les niveaux mesurés ne présenteraient pas encore de danger pour la population, selon Helcom. Des mutations génétiques ont été observées sur des tissus et des organes de poissons près de sites d’armes chimiques. Un lien direct? «Au vu des connaissances actuelles, on sait très peu de choses sur l’ampleur des effets des armes chimiques sur l’écosystème», avoue la communication d’Helcom.

S’il n’y avait que ces munitions de guerre… Une autre pollution invisible fait déjà des dégâts sur les fonds marins. Le nitrogène et le phosphore rejetés dans la mer par l’activité humaine, à commencer par l’agriculture intensive et les eaux usées, ont favorisé l’eutrophisation. «C’est la plus sérieuse menace environnementale pour la mer Baltique», éclaire Lennart Gladh, spécialiste de la Baltique au WWF Suède. «Avec ce processus, les plans d’eau reçoivent des excès de nutriments qui stimulent la croissance excessive des plantes. La prolifération d’algues réduit l’oxygène dissout dans l’eau. Ce qui affecte fortement l’écosystème.»

Mer vulnérable

Une étude de l’Université d’Aarhus, au Danemark a révélé en juin dernier que les zones sous-oxygénées de la Baltique sont passées de 5000 km2 en 1900 à plus de 60'000 km2 aujourd’hui (un peu moins d’un septième de la surface totale). Lennart Gladh va plus loin: «Le WWF considère qu’un quart des fonds marins sont morts.»

Et il ne faut pas compter sur la Baltique pour éliminer ces poisons. Cette mer a la caractéristique d’être semi-fermée et peu profonde, sans marée, ce qui la rend vulnérable aux changements environnementaux et aux activités humaines. Faute de courants importants, l’oxygénation ne se fait qu’en surface par l’échange air-mer. Et les basses températures empêchent les polluants de se dégrader rapidement.

Peu de progrès agricoles

Les pays riverains commencent à agir. Ils ont tous accepté le Plan d’action de la mer Baltique avec des objectifs chiffrés de réduction de la pollution. «Ils font des efforts pour enrayer la prolifération d’algues», reconnaît Lennart Gladh. «Des investissements importants ont été réalisés dans les usines de traitement de l’eau et la production industrielle. Il y a en revanche peu de progrès avec le ruissellement de l’agriculture. On sait ce qu’il faut faire mais on n’applique pas les mesures en raison des lacunes législatives et du manque de subventions.» Même le Plan d’action est à la recherche de plusieurs milliards d’euros de financement.

Investir pour sauver la Baltique n’est pas qu’une préoccupation environnementale. Il y aurait aussi des effets économiques et sociaux. L’étude du Boston Consulting Group l’a rappelé: des mesures visant à améliorer la santé de la mer pourraient apporter 550 000 emplois et 32 milliards d’euros de valeur ajoutée annuelle à la région d’ici à 2030. 

> Voir aussi le documentaire «Armes chimiques sous la mer», dimanche sur RTS 2.

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Aux quatre coins du monde, les pêcheurs dégustent

Problèmes de respiration, yeux brûlés, cloques rouges: les pêcheurs du village italien de Molfetta travaillent au quotidien en terrain miné. Non loin de chez eux, près de 900'000 armes reposent sous l’eau depuis la Seconde Guerre mondiale près du port de Bari, dont une bonne proportion d’agents chimiques comme le gaz moutarde. La plus forte concentration en mer Méditerranée. Les bombardiers de la Luftwaffe ont envoyé par le fond 27 navires américains le 2 décembre 1943 dans le port de Bari. Parmi ces bateaux, le John Harvey transportait en secret 2000 bombes de gaz moutarde.

Dans les mers et océans de la planète sommeilleraient près d’un million et demi de tonnes d’armes chimiques. Au large mais aussi près de plages et de ports. A Knokke Heist, sur la côte belge de la mer du Nord, la pêche et la baignade ont été interdites, en raison de la proximité d’une décharge sous-marine. Les autorités belges y ont balancé 35 000 tonnes de munitions, dont un tiers de grenades à gaz toxiques chimiques recueillies sur les champs de bataille en 1919. En fait, les gouvernements commencent déjà à se débarrasser de leur arsenal chimique en mer deux ans plus tôt, quand le gaz moutarde devient une arme de combat terrifiante. En 1945, la Conférence de Postdam règle le mode opératoire: les vainqueurs se répartissent l’arsenal et le jettent en mer à moindres frais. En espérant que le temps et l’eau les fassent disparaître.

Encore au milieu des années 1990, en pleine guerre du Kossovo, des avions de l’OTAN ont largué en mer des bombes à sous munitions avec de l’uranium appauvri, lors de leur retour sur les bases italiennes. Et certains Etats riverains sont soupçonnés d’avoir sabordé des bateaux bourrés de produits chimiques jusqu’au début des années 2000. 

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Pas touche aux munitions!

Les remonter ou les laisser sur place? La question a longtemps taraudé Helcom, la commission qui regroupe les neuf pays riverains de la mer Baltique. Elle a choisi la prudence il y a une vingtaine d’années, en laissant les armes chimiques où elles se trouvent. Trop cher, trop dangereux. Le risque est grand de réveiller le monstre qui sommeille sur les fonds marins. Toute manipulation peut endommager des fûts et des douilles déjà bien corrodés. Les autorités se contentent de placer ces zones sous haute surveillance et d’identifier chaque site d’armes chimiques. Leur localisation et leur type restent bien souvent inconnus.

Avec le boom économique de cette région, de nombreux projets ont pourtant suscité des inquiétudes. Les chantiers pharaoniques off shore (14 parcs éoliens en dix ans, le gazoduc Nordstream ouvert en 2011 entre la Russie et l’Allemagne sous la Baltique) ont remué les fonds et se sont parfois heurtés à des stocks d’armes. Sans dégâts. Il en va autrement avec les pêcheurs. Ils paient parfois de leur vie leur rencontre avec ces munitions dans cette région. En 2005, l’explosion d’une bombe à bord du Marteen Jacob en Baltique a fait cinq morts. Six ans plus tôt, des pêcheurs irlandais au large des côtes danoises ramènent dans leur filet une substance visqueuse cachée par les harengs. Ils se rendent compte trop tard qu’il s’agit de gaz moutarde. Intoxiqués, cinq matelots meurent. Pas étonnant qu’un manuel de conduite ait été proposé aux pêcheurs en cas de mauvaise rencontre… 

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