La Liberté

«Comme si c’était une faute d’être resté en vie»

Alpinisme • Vainqueur de l’Everest sans oxygène et en solitaire, premier homme à avoir gravi les quatorze 8000, il est considéré comme le plus grand alpiniste de l’histoire: Reinhold Messner fête le 17 septembre ses 70 ans.

Jean Ammann

Publié le 07.09.2014

Temps de lecture estimé : 10 minutes

Dire que Reinhold Messner fêtera ses 70 ans le 17 septembre! Septante ans de vie, quand on a failli mourir sept cents fois. Dans les Dolomites qu’il grimpe en solo, dans les Andes qu’il découvre, au Nanga Parbat qu’il traverse, aux Gasherbrum II et I qu’il enchaîne, à l’Everest qu’il grimpe sans oxygène, puis sans oxygène et en solitaire, au pôle Nord qui se fracture sous ses pieds en pleine nuit, au pôle Sud qu’il sillonne sur 2800 km d’une lenteur létale: partout Reinhold Messner a failli mourir, et tout autour de lui, on meurt. Trois morts pour ses deux premières expéditions en Himalaya: Günther, le frère, le complice, le double au Nanga Parbat, en 1970; Andi Schlick et Franz Jäger au Manaslu, quelques mois plus tard…

En 1984, revenu de sept jours de traversée entre les Gasherbrum II et I où il avait accompagné Messner, Hans Kammerlander se laissera tomber dans la neige et, sous le coup de l’émotion, s’exprimera en octosyllabes: «Si on remet ça trop souvent, on peut faire notr’ testament.» Il était tombé dans une crevasse, retenu par une corde de 6 millimètres attachée autour de la taille. Il eut un mot, un seul, pour résumer ces sept jours entre terre et ciel: «Wahnssin!», dira Kammerlander. «Dingue!», oui, une vie de dingue, tels furent les septante ans de Reinhold Messner.

«Tu es fou!»

Reinhold Messner naît le 17 septembre à Villnöss, dans le Tyrol italien, cette enclave de culture germanique. Son père, «sévère, qui ne savait pas être heureux», est l’instituteur du village. Il aura neuf enfants, huit garçons et une fille. A 5 ans, Reinhold se met à l’escalade, puis la montagne devient une obsession, sous l’œil réprobateur du père, «pour qui rien ne devait dégénérer en enthousiasme». A la fin de l’adolescence, il enchaîne les ascensions les plus difficiles des Dolomites, tantôt en solo, tantôt avec son frère cadet, Günther.

A la fin des années soixante, alors qu’il étudie le génie civil, il grimpe comme un forcené, de soixante à septante fois par année. Son audace inquiète la communauté des grimpeurs qui disaient: «Si tu fais ça, tu vas te rompre les os. Tu es fou! Tu ne tiendras pas plus d’une semaine.» A cette époque, reconnaîtra-t-il plus tard, «nous ne connaissions pas la peur. Aucun de nous n’aurait jamais pu penser, même en rêve, que l’un de nous puisse faire une chute mortelle - c’était impossible.»

La perte du petit frère

Ce sentiment d’invincibilité ne durera pas: en 1970, Reinhold et Günther Messner sont invités au Nanga Parbat (8125 m) par Herr Doktor Karl Herrligkoffer, figure solennelle de l’alpinisme patriotique. Le 27 juin 1970, pressé par le mauvais temps, Messner se lance en solo dans l’ascension du couloir Merkl, sans corde, sans tente, sans provisions, sans même une veste duvet… Vers 8000 m d’altitude, il est rattrapé par une ombre: c’est son frère, Günther, aussi désarmé que lui, qui s’est lancé à sa poursuite. Vers la fin de l’après-midi, les frères Messner se dressent au sommet du Nanga Parbat, dont ils viennent de faire l’ascension par le versant Rupal.

Après une nuit sur la passe Merkl, «la nuit la plus épouvantable de ma vie», Reinhold et Günther comprennent qu’ils sont pris au piège: dans leur état de fatigue, sans matériel, il leur est impossible de redescendre les 5000 mètres du versant Rupal. Reinhold décide alors de plonger dans le versant Diamir, qu’il juge plus fréquentable. Il guide son frère à travers des champs de mine, des séracs de 200 m qui n’attendent qu’une pichenette pour se mettre en branle.

«Nous pensons à tout sauf à Dieu», persiflera Messner l’agnostique, Messner le mécréant qui, un jour, avait quitté l’église de Villnöss en plein sermon, fatigué de tant «d’idioties» proférées en chaire. Après un deuxième bivouac, Reinhold est enfin hors de danger. Posé sur une moraine, il attend Günther, qui n’arrivera jamais. Il remonte au pied de la face, découvre les traces d’une avalanche… «Je sais qu’il est mort. Pourtant je fouille ce chaos pendant toute la nuit», confiera-t-il.

Le tort d’être en vie

Il fouillera toute sa vie. Vingt-cinq ans plus tard, un autre frère, Hubert, l’accompagnera dans deux expéditions arctiques, l’une au Groenland, l’autre au pôle Nord. Il racontera que dans les moments de stress, Reinhold l’appelait «Günther». En 1970, quelques jours après la mort de Günther, le père Messner a envoyé un télégramme au reste de la fratrie exilée. Hansjörg Messner, le frère de Reinhold devenu psychanalyste, révélera le contenu du message paternel: «Il y avait deux phrases: Günther est mort. Reinhold est toujours vivant.» Il y a comme un reproche dans cette formulation télégraphique. «Chez nous, poursuit Hansjörg Messner, la règle était que les aînés prennent soin des cadets.» Reinhold avait failli. Dans une interview, il lâchera ces mots: «Comme si c’était une faute d’être resté en vie.»

 

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«La montagne me parut soudain écrasante»

«Je me fous des conventions», avoue Reinhold Messner. Et cette tendance iconoclaste le pousse à bousculer toutes les croyances de l’alpinisme: en 1978, il décide de s’attaquer à l’Everest (8848 m) sans oxygène. Il rappelle les positions de l’époque: «Ce n’est pas possible, disaient les physiologistes. C’est de la folie, disaient les psychologues. C’est de la démesure, disaient les alpinistes.» Peter Habeler, qui l’accompagnera dans cette impossible folie, résumera tous les points de vue en une phrase: «Cela correspondait bien à Messner.» Les deux hommes réussissent et se brouillent pour quelques décennies: Messner ne pardonnera jamais la version de l’ascension donnée par Habeler, version où Messner, victime d’une ophtalmie, apparaît comme assisté et - peut-être - comme le second au sommet de l’Everest.

Trois mois après l’Everest sans oxygène, Reinhold Messner réussit la première ascension en solitaire du Nanga Parbat (versant Diamir) et la première ascension en solitaire d’un 8000. Dans la tente, à la veille de partir vers la montagne, il se retrouve paralysé, en pleurs: «Seul, je manquais de courage pour une entreprise si risquée. La montagne me parut soudain écrasante.» Il partira pourtant et le 8 août 1978, il réussira au Nanga Parbat ce qu’il considère comme son chef-d’œuvre.

En 1980, il s’attaque à l’Everest en solitaire et sans oxygène par le nord, côté chinois. Un pont de neige s’effondre, il se retrouve suspendu sur un arc de neige, quelque part dans les entrailles du glacier. Il se promet: «Ma volonté de survivre s’était réveillée et je jurai que, dans le cas où j’arriverais à me libérer de ce trou par ma seule force, j’arrêterais avec cette folie d’escalader un 8000 en solitaire.» Il se libérera par sa seule force (comme toujours), il partira pour le sommet, reniant son propre serment. «Dans notre métier, dit le frère psychanalyste, nous parlerions d’un trouble obsessionnel compulsif.»

Le décompte des tempêtes, des avalanches, des glissades, serait fastidieux… «Tout l’art de l’alpinisme est l’art de la survie», a conclu un jour Reinhold Messner, raccourci de six orteils. Au cinéaste Andreas Nickel, réalisateur de «Messner, profession alpiniste», Reinhold Messner a déclaré: «L’alpinisme, c’est tout le contraire de l’image que les gens s’en font. A savoir qu’on accomplit un exploit, qu’on n’a pas peur, qu’on accepte même l’idée de la mort… Non, on affronte une nature sauvage et on se rend compte à quel point on est fragile, angoissé, rempli de doutes...»

En 1986, Reinhold Messner est devenu le premier homme à avoir gravi les quatorze 8000 de la planète, tous sans oxygène, 25 tentatives, 18 succès… Au terme de cette quête hallucinante, il écrira: «Je n’ai jamais voulu être un héros: toute forme d’héroïsme me répugne.» Malgré tout le respect qu’on doit aux presque septuagénaires, nous sommes encore libres ici-bas de choisir nos héros. JA

 

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Reinhold Messner: bio express

> 1944 Le 17 septembre, naissance à Villnöss dans le Tyrol italien. Son père, Josef, est l’instituteur du village: il aura 9 enfants.

> 1970 Ascension du Nanga Parbat (8125 m) par le versant Rupal. Son frère Günther l’accompagne et meurt sous une avalanche au cours de la descente par le versant Diamir.

> 1975 Ascension du Gasherbrum I (ou Hidden Peak, 8068 m) avec Peter Habeler: premier 8000 en style alpin.

> 1978 Première ascension de l’Everest (8848 m) sans oxygène, avec Peter Habeler.

> 1984 Avec Hans Kammerlander, enchaînement de deux 8000 (Gasherbrum II et I).

> 1986 Avec l’ascension du Lhotse (8516 m), il devient le premier homme à avoir réussi les quatorze 8000 de la planète. Il sera suivi par Jerzy Kukuczka (1987) et Erhard Loretan (1995).

> 1989-1990 Traversée de l’Antarctique (2800 km) à pied avec Arved Fuchs.

> 1999 Il est élu au Parlement européen comme représentant des Verts. Il quitte la politique en 2004.

> 2004 Traversée du désert de Gobi (2000 km) pour, dit-il, «apprendre à vieillir».

> Reinhold Messner a quatre enfants, dont trois avec Sabine Stehle, qu’il a épousée en 2009, après 25 ans de vie commune.

 

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