La Liberté

Le Chat à la manière de…

Philippe Geluck lance le mouvement de la «peinture rigolote» qu’il fait entrer dans l’histoire de l’art.

La peinture que l’on piétine, le dernier pied de nez aux convenances de Philippe Geluck. © Alain Wicht/La Liberté
La peinture que l’on piétine, le dernier pied de nez aux convenances de Philippe Geluck. © Alain Wicht/La Liberté
Le Chat à la manière de… © Alain Wicht/La Liberté
Le Chat à la manière de… © Alain Wicht/La Liberté

Claudine Dubois

Publié le 22.11.2014

Temps de lecture estimé : 9 minutes

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Trente et un ans de coups de griffe polis et près de 12 millions d’albums vendus, cela vous pose un Chat. Le double, la créature de Philippe Geluck grimpe aujourd’hui aux cimaises des galeries, dans des pastiches de peintres connus: Arcimboldo, Van Gogh, Vasarely, Soulages, Pollock… Dr Geluck et Mr Hide exposent tableaux et sculptures à Lausanne, au Salon des antiquaires, sur le stand de la galerie Niederhauser. «C’est un petit pas pour moi, c’est un pas de géant pour l’histoire de l’art», lâche Le Chat sentencieux.

- La peinture, la sculpture, une nouvelle vie pour Le Chat?

En fait, c’est un retour aux sources. Avant Le Chat, pendant plus de 10 ans, j’ai beaucoup exposé en galerie des dessins d’humour noir, grinçants, parfois torturés, toujours muets. C’était une de mes façons de (sur)vivre.

- Quel lien entre Le Chat et la peinture?

L’un me sert à faire l’autre. Je ne suis pas du tout une sorte de peintre frustré comme certains dessinateurs de BD, dont le rêve était de devenir Van Gogh ou Vélasquez. C’est assez voluptueux de dessiner des Mickey, de les porter sur les murs des musées et des galeries. Le Chat qui devient tableau, c’est aussi mettre du sens dans les tableaux, on parle d’un sens subliminal du tableau ou de la peinture figurative ou narrative. Et si en même temps cela peut pousser les jeunes à ouvrir un dico pour savoir qui était Arcimboldo…

- La mort est très présente dans vos dessins…

Il m’arrive d’utiliser Le Chat pour faire part de préoccupations qui sont les miennes. Il m’aide aussi à exprimer des choses plus noires. L’idée de la mort était une angoisse insupportable dans l’enfance. L’angoisse est passée à la seconde près de la naissance, du premier cri de mon premier enfant. J’ai été totalement apaisé. J’ai eu 60 ans en mai, j’ai un petit-fils depuis 2 ans et demi, et maintenant une petite-fille, et un troisième est en route. C’est un nouveau chapitre de ma vie qui me bouleverse. Je suis dingue de ces enfants, en revanche, j’ai l’impression que le chronomètre s’est remis à tourner. Je donnerais ma vie pour la relation que j’ai avec mon petit-fils, comme je le ferais pour ma femme ou pour mes enfants. La vie prend son véritable sens au moment où celle des autres devient plus importante que la sienne propre.

- L’humour noir, le cynisme, vos armes contre la désespérante marche du monde?

Pour moi, c’est l’antidote à la bêtise, à la connerie, à la monstruosité humaine. C’est la seule chose qui me permet de m’évader un peu du côté sordide de l’actualité. On peut se boucher les yeux et les oreilles, ou s’engager dans le militantisme, l’humanitaire, l’entraide. On peut travailler autour de soi, c’est la technique que j’ai adoptée: essayer de faire du bien aux proches, puis élargir le cercle. Pour faire du bien aux autres, il faut d’abord aller bien soi-même et pour aller bien moi-même, il me faut, par l’humour, apaiser les brûlures et les plaies du monde environnant.

- On peut rire de tout?

Non seulement c’est permis, mais c’est indispensable. Je suis quelqu’un de très civil et de très empathique. Mais en même temps, il y a un monstre en moi. Je ne peux pas m’empêcher de rire. Tout en étant horrifié quand je vois la souffrance et le désespoir. Le rire, c’est une défense, une armure, une cuirasse, un bouclier. Dans la relation humaine, j’aime la complicité par le rire, mais je n’aime pas le rire dégradant ou insultant.

- Vous avez décidé de lancer le mouvement des peintres rigolos

La peinture rigolote n’a pas encore de place dans l’histoire de l’art, j’ai envie de lui en donner. Magritte me fait rire, rêver, mais certains ne le considèrent pas comme un très bon peintre. C’est un petit mouvement très humble.

- Au Salon des antiquaires, vous avez placé un tableau au sol. Le Chat fait référence à Michel-Ange, «qui a bien fait de choisir le plafond pour ne pas se faire marcher sur la g.»

Je lance aussi le mouvement de la peinture que l’on piétine (rire). Lors de deux expos à Paris, je n’avais plus de place au mur. J’ai placé un tableau au bas de l’escalier, qui disait «là où je me trouve, l’origine du monde, je la vois passer tous les jours». C’est mon côté un peu sacrilège. D’abord, les gens évitaient le tableau. Mais j’ai une photo d’une petite dame en jupe au-dessus du dessin. Elle n’avait pas encore lu le texte.

- La peinture, la sculpture prennent le pas sur les albums?

Je pense ne pas pouvoir me passer ni de l’un ni de l’autre. Mon problème, c’est de devoir tailler. J’ai mis fin à des collaborations, avec Michel Drucker, avec Laurent Ruquier, et avec la presse papier. Comme si je taillais un arbre en automne. On enlève des branches pour qu’au printemps, l’arbre reparte avec une vigueur insoupçonnée. J’ai retrouvé du temps pour moi, alors je peins, je sculpte, je renoue avec cet univers moins médiatisé.

- Vous venez de sortir un 19e album. Est-ce que vous pensez à la retraite du Chat?

(Sourire). Pas encore. Tant qu’il me passionne et me galvanise, je ne vais pas me priver. J’ai toujours envie, en lisant, en observant l’actualité ou l’histoire, de trouver la faille, de désacraliser, de glisser une peau de banane sous le pied des convenances… Les gens qui connaissent Le Chat l’apprécient et l’aiment, et beaucoup l’écoutent. Si mes lecteurs me disaient que je me répète, que je ne suis plus amusant, cela serait terrible. L’idéal serait de déceler moi-même l’essoufflement avant qu’on ne m’en fasse grief. Il y aura un 20e album dans deux ans.

- Quels sont vos autres projets?

J’exposerai l’an prochain au Musée en herbe à Paris, qui a une approche particulière de l’art. Les enfants verront à chaque fois une œuvre d’un artiste, et la mienne en parallèle, un vrai Vasarely et le mien, un vrai Arcimboldo et le mien. Ça risque d’être intéressant pour moi d’être confronté au type dont je me suis payé la tête ou à qui je voulais rendre hommage.

»Je voudrais créer un Musée du Chat en Belgique. Pas un monument à ma gloire - je ne suis pas comme Alain Delon qui a des photos de lui dans son salon - mais un outil de lien social. Il s’y tiendrait des ateliers pour des enfants en vacances, il accueillerait des artistes pour des expositions, ainsi qu’une expo sur Le Chat. Le projet aurait un vrai impact autant touristique qu’économique. Mais le monde politique est incapable de l’assumer. I

 

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Nostalgie de la ligne claire avec Scott Leblanc

Le dessinateur belge - qui est ou a été aussi comédien, chroniqueur et animateur de radio - a commis plusieurs livres en dehors du Chat, dont Dr G, et Geluck se lâche ainsi que des encyclopédies, «beaucoup plus noires, beaucoup plus incorrectes» que Le Chat. Adolescent, Geluck était déjà fou de Hara Kiri et de sa joyeuse équipe: Cavanna, Reiser, Siné, le Professeur Choron. «Je suis parti dans cette voie-là. Sous un côté rond et consensuel, je faisais passer des choses dures qu’il fallait décrypter. Je ne pouvais pas prendre le public frontalement avec des choses inadmissibles.»

Autre genre encore, la série Scott Leblanc. Geluck raconte: «On devait faire une parodie de Tintin avec le dessinateur Devig, mais Hergé a refusé. Alors on a transposé ça en Scott Leblanc qui va rencontrer le professeur Moleskine». Les aventures de Scott Leblanc se basent sur une actualité réelle. Pour Alerte sur Fangataufa, c’est le largage d’une bombe atomique sur un atoll voisin de Mururoa qui a été le déclic. Menaces sur Apollo traite du tir raté de la fusée américaine et Panique sur Saïgon rappelle que c’est à Paris en 1968 qu’a débuté la conférence pour la paix au Vietnam. «C’est très nostalgique de l’époque BD de la ligne claire» évoque Geluck. Le prochain se déroulera à Bruxelles, avec l’Otan et la crise des missiles en toile de fond. CDB

> Le Chat s’expose sur le stand de Francine Niederhauser, au Salon des antiquaires, à Lausanne (jusqu’à dimanche soir). A voir aussi une vidéo qui présente «les 300 manières de faire Le Chat». Poilant! Il sera ensuite à la galerie Niederhauser, rue du Grand-Chêne 8, à Lausanne, du 28 novembre au 20 décembre 2014.

> Philippe Geluck, Le Chat passe à table, 2 albums, Ed. Casterman.

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