La Liberté

«L’homme n’est qu’un fantasme»

Compétition • Dans «Flapping in the Middle of Nowhere», Diep Hoang Nguyen esquisse le portrait pointilliste d’une jeune fille vietnamienne, entre drame, comédie et conte de fées.

Diep Hoang Nguyen: «Je suis étonnée que l’avortement soit devenu un sujet de conversation presque banal.» © Charly Rappo
Diep Hoang Nguyen: «Je suis étonnée que l’avortement soit devenu un sujet de conversation presque banal.» © Charly Rappo

Eric Steiner

Publié le 26.03.2015

Temps de lecture estimé : 6 minutes

Lorsqu’on lui dit en préambule que l’on a beaucoup apprécié son film, Diep Hoang Nguyen s’étonne en souriant: «Généralement, les femmes l’aiment bien, mais c’est plus rare chez les hommes.» Pourtant, «Flapping in the Middle of Nowhere», qu’elle présente en compétition au FIFF, n’a rien du pamphlet féministe rédhibitoire. Bien au contraire, ce premier long-métrage de fiction raconte avec beaucoup de sensibilité les déboires d’une étudiante de Hanoï qui se retrouve enceinte d’un petit ami très peu sérieux, plus intéressé à parier sur des combats de coq qu’à envisager une vie de famille. A la recherche d’argent pour payer un avortement, la jeune fille demande de l’aide à son colocataire transsexuel qui la met en contact avec un beau et riche quadragénaire tout droit sorti d’un soap opera qui l’emmène dans une mystérieuse demeure…

Peu portée sur la démonstration militante, la réalisatrice préfère brosser par touches pointillistes le portrait d’une adolescente rêveuse, perdue dans un monde qui va trop vite pour elle. Entre drame, comédie et conte de fées, elle utilise son expérience de documentariste pour dépeindre la réalité contrastée d’une ville grouillante où la violence et le machisme ambiant ne laissent que peu de place à l’espoir.

- Pour ce premier long-métrage de fiction, vous traitez notamment de l’avortement, un sujet inhabituel que l’on imaginait tabou au Vietnam. Avez-vous eu des problèmes avec la censure?

Diep Hoang Nguyen: Non étonnamment, cela n’a pas choqué et ces scènes ont passé le cap de la censure sans problème. Je suis même la première étonnée qu’une chose aussi dure qu’un avortement soit devenue aujourd’hui un sujet de conversation presque banal. Je me souviens qu’il y a douze ans j’avais accompagné une amie à l’hôpital pour une telle intervention et c’était très dur, très secret, on n’en parlait pas du tout. Mais aujourd’hui, avec les SMS, les «chats» sur les réseaux sociaux, c’est devenu normal…

- La censure s’est-elle un peu adoucie?

Oui, les choses changent pas à pas. Il y a cinq ans, j’avais produit le film «Bi, Don’t Be Afraid» de mon ami Dang Di Phan pour lequel nous avions reçu deux prix à Cannes en 2010. Mais pour pouvoir le projeter au Vietnam nous devions obtenir une autorisation des autorités. Et dans ce cas-là le réalisateur a dû couper plusieurs minutes pour recevoir le visa de censure. Par contre pour «Flapping…» nous n’avons pas eu trop de problèmes. Peut-être que des choses qui étaient très sensibles il y a seulement quelques années sont devenues beaucoup plus acceptables aujourd’hui. Peut-être parce que les jeunes cinéastes parlent de tout, de la société, de la vie quotidienne, et que la censure ne peut plus tout contrôler…

- Ce sont donc des bonnes nouvelles?

Oui, mais pas totalement, car on ne peut pas aborder n’importe quel sujet frontalement, il faut utiliser des chemins détournés. J’ai une grande admiration pour les cinéastes iraniens par exemple qui savent si bien jouer avec une censure bien plus dure que celle du Vietnam et qui parviennent à le faire avec beaucoup d’intelligence.

- Votre jeune héroïne vit avec un garçon qui se travestit en femme pour se prostituer. Pourquoi avoir choisi un tel personnage?

Je n’avais aucune raison particulière, mais avant ce long-métrage de fiction, j’avais réalisé des documentaires sur des hommes qui changent de sexe au sud du Vietnam. Ils m’avaient beaucoup impressionnée et je me disais qu’un jour je leur ferai une place dans une fiction. Dans «Flapping…» il y a une jeune fille d’une part, un garçon et un homme plus âgé de l’autre, et je voulais montrer quelqu’un qui puisse être des deux côtés à la fois, féminin et masculin!

- Votre film est parfois dur et réaliste, mais aussi poétique et décalé, à l’image de votre héroïne qui a peur des hommes et se réfugie dans le rêve…

Je suis moi-même incapable de comprendre les hommes, j’ai peur d’eux. Dans «Flapping… c’est la première fois que je montre des hommes sur un écran. Dans mes films précédents, il n’y avait que des femmes, les hommes n’apparaissaient que dans les dialogues ou partiellement cadrés, mais je n’avais filmé un visage masculin. Pour moi, la femme c’est la vie réelle, l’homme n’est qu’un fantasme, un rêve toujours près de disparaître.

- C’est la raison pour laquelle vous faites apparaître un quadragénaire fétichiste très riche qui emmène la jeune fille dans un monde presque irréel?

Oui, c’est comme dans un conte de fées, une histoire totalement irréelle, mais c’est parce que je vois les hommes comme ça. Aujourd’hui j’ai un mari et deux fils, donc j’ai un peu plus de recul, mais quand j’étais plus jeune, toutes les choses de la vie se mélangeaient en moi, l’amour, l’amitié, la sexualité, les rapports entre les gens: des choses souvent effrayantes, mystérieuses, mais aussi parfois drôles…

- Les décors sont étonnants, par exemple cette rue populeuse au milieu de laquelle passe un train entre deux rangées de maison. C’est un lieu qui existe tel quel?

Oui bien sûr, avec mon petit budget je n’aurais pas pu construire un pareil décor. Mais indépendamment de l’argent, je voulais un lieu très fort, symbolique, avec ce train qui sépare les gens, qui casse la vie en quelque sorte.

- «Flapping in the Middle of Nowhere» a-t-il été projeté en salles au Vietnam?

Oui, c’est même le premier film d’art et d’essai qui a rencontré un véritable succès en salles. Et j’en suis très contente, car je n’imaginerais pas faire un film que personne ne va voir!

> Je 19h30 Cap’Ciné 1.

> Le dossier du FIFF à consulter sur fiff.laliberte.ch

 

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