La Liberté

L'automne livre une pluie de Romands

Rentrée. «La Liberté» a sélectionné quelques auteurs suisses romands parmi les nombreux invités du Livre sur les quais de Morges. Jeunes ou expérimentés, ils publient un texte comme une confirmation de leur talent.

Publié le 29.08.2015

Temps de lecture estimé : 11 minutes

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Étienne Barilier

Dramatique beauté

Toujours en quête de beauté, Etienne Barilier en a aperçu les sublimes moirures dans une mèche de cheveux. Pas n’importe laquelle, celle de Lucrèce Borgia, fille du pape Alexandre VI et sulfureuse figure de la Renaissance italienne, dont la blondeur légendaire est exposée en un étonnant ostensoir conservé à Milan. De ce faisceau de fils d’or, le prolifique romancier et essayiste vaudois a tressé une tragédie moderne où l’Histoire se noue aux passions du présent.

Plume habile, Barilier suit donc les trajectoires parallèles de Clément et Arnaud, amis comme faux jumeaux, épris de la même Lucrèce moderne à en devenir faux frères. Et l’on plonge dans la Florence des années 2000, où cette Lucrezia, fille d’un orfèvre réputé, déploie sa beauté pâle en miroir de la «grâce inhumaine» du mythe historique, investi d’un désir incandescent qui réunit puis sépare définitivement les deux adolescents. Point de dialogues, mais un discours indirect libre au vocabulaire soigneusement ciselé qui, forcissant le trait comme au théâtre, parvient à faire de ces quelques personnages les acteurs d’un drame aux accents paraboliques. Implacable, bref et sensuel, ce court roman séduit par son rythme, celui d’une valse funeste où se toisent l’amour du beau et le ressac infini des «émotions violentes, troubles mais point impures». TR

> Etienne Barilier, Les cheveux de Lucrèce, Ed. Buchet Chastel, 225 pp.

 

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Alexandre Friederich

Un mythe en faillite

S’il faut lire Alexandre Friederich, c’est avant tout pour ce «Je». Pour cette subjectivité assumée qui innerve ses proses et leur confère une vraie singularité. Comme dans son précédent opuscule, easyJet, où l’écrivain voyageait en Absurdie avec sa détermination pour seul bagage, Fordetroit se fait fort d’ausculter un de nos mythes contemporains par le prisme de l’expérience. Au cœur de cet ouvrage, court manifeste aux accents paraboliques, la ville de Detroit. Ou ce qu’il en reste, passé la splendeur des années Ford, alors que «la ville était un phare». Mais tout comme dans le récent Il était une ville de Thomas B. Reverdy, le phare éteint par la crise ne jette plus qu’une lumière noire sur ces hommes et femmes tournant en rond, sans issue. En observateur désabusé, l’écrivain établi entre Fribourg et Mexico s’ingénie donc à dresser une cartographie spontanée de ce non-lieu, où «l’effondrement est massif, les dommages visibles, les bras insuffisants, la foi entamée». Et on le suit dans cette déambulation étrange, ouverte sur le trivial, plongeant dans ces marges où l’homme oublié du grand récit historique tente de se dépêtrer de ses lambeaux de rêve.

«L’écriture capte la laideur et tente sa transmutation», écrit Alexandre Friederich. La sienne, sous des faux airs de dépliant antitouristique, y parvient, assemblant les vestiges d’un mythe en faillite pour les placer dans le miroir de l’art, «la seule issue». TR

> Alexandre Friederich, Fordetroit, Ed. Allia, 122 pp.

 

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Florian Eglin

Tout est mal qui finit mal

On l’attendait: Holocauste vient apporter la pierre qui manquait à l’édifice foutraque et immoral qu’échafaude depuis deux romans l’écrivain genevois Florian Eglin. Bien sûr, chaque tome étant plus épais que le précédent, le lecteur doit parfois s’accrocher pour suivre les sinuosités laissées dans la poussière par les pompes impeccables de Solal Aronowicz, cet «exquis bandit des nuits genevoises» toujours prompt à s’entourer de cadavres (eux «pas forcément exquis»). Reste que ce troisième roman vient conclure l’affaire avec panache.

Solal est de retour, plus juif et borgne que jamais, surtout devenu trois fois père. Ce qui flatte sa virilité mais n’améliore en rien ses relations avec sa moitié soudainement moins tendre. En esthète incompris, il possède une centaine d’ennemis qu’il se met en tête d’éliminer, aidé en cette mission par un groupuscule de factotums infatués, esthètes eux aussi et toujours prêts à lui prêter main-forte. Mais la mission se complique dès lors que la nonchalance de «Ces Messieurs!!!» (comme ils aiment à se faire appeler, exclamations comprises) est menacée par l’arrivée de nouveaux voisins, des «moustachus chafouins» préférant le kebab et la chicha aux charmes plus traditionnels du whisky-cigare.

L’histoire ne vaut certes pas un clou de cercueil. Mais l’écriture d’Eglin, baroque à souhait, se déploie en boursouflures décoratives qui séduisent toujours, n’hésitant pas à laisser flotter la trame narrative pour mieux tisser d’improbables digressions. Et l’on se délecte de ces immenses phrases, de ce style ironiquement ampoulé coulé dans une grammaire précieuse, qui convoque aussi bien Proust que Montaigne, Baudelaire que la mythologie scandinave ou Philippe Testa… Le rire balaie le politiquement incorrect dont est faite cette épopée cynique, dissonante chanson de geste qui culmine en un holocauste involontaire et saugrenu. Tout est mal qui finit mal. Tant mieux! TR

> Florian Eglin, Solal Aronowicz, Holocauste, Ed. La Baconnière, 334 pp.

 

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Mélanie Richoz

Polyphonie  de la douleur

Voilà trois romans et un recueil de nouvelles que Mélanie Richoz accoutume ses lecteurs à des textes enlevés, compensant leur brièveté par un vrai sens de la mise en scène. Après les historiettes cocasses du Bain et la douche froide, la voici de retour à une forme à peine plus longue avec J’ai tué papa, un drame familial sensible et émouvant où l’on retrouve la belle simplicité de sa prose, son rythme scandé par des sauts de ligne qui raffermissent le sens, ses blancs qui en disent long.

Le propos se résume à peu de chose: un enfant autiste, une mère dépassée, un père hospitalisé. Partant de ce triangle affectif émoussé, on aurait pu craindre que la Bulloise nous rabâche la triste et gentille rengaine des amours blessées. C’était sans compter sur son art du peu, capable d’éloquence pour exposer en quelques mots des situations insolites et, dans ce cas, touchantes. Il y a tout d’abord la voix d’Antoine, atteint du syndrome d’Asperger et contraint d’organiser son monde en catégories rationnelles, prévisibles. Pages vibrantes où l’hypersensibilité de l’enfant se heurte au réel stratifié et complexe, peinant à trouver la sortie de ce «labyrinthe de subtilités». La voix de la mère ensuite, gonflée d’une douleur tue, qui dit la mort inéluctable, l’anormalité qui épuise. La voix du père enfin, intérieure et silencieuse, prisonnière de ce corps-machine qu’entoure un ballet de blouses blanches. Une polyphonie habilement orchestrée qui laisse une voix s’étioler pour qu’une autre, enfin, puisse s’ouvrir au monde. TR

> Mélanie Richoz, J’ai tué papa, Ed. Slatkine, 94 pp.

 

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Damien Murith

Mille hommes, seuls face à la mer

Après la montagne, la mer. En 2013, Damien Murith impressionnait avec son premier ouvrage, La Lune assassinée: on y admirait sa prose méticuleuse, gorgée de poésie, capable de suggérer en très peu de mots l’insondable violence d’un drame campagnard aux accents ramuziens. Au vu du succès - mérité, et attesté par quatre prix littéraires - de ce bref opuscule, c’est peu dire que la plume prometteuse de l’écrivain fribourgeois était attendue au tournant. Promesses tenues avec Les mille veuves, texte tirant son expressivité de la puissance répétitive de la houle, là où le précédent plongeait ses racines dans la terre noire.

Deux univers pour une même veine narrative. Le lecteur sera ainsi peu surpris de reconnaître, dès les premières pages de l’ouvrage, la recette qui avait fait la troublante beauté de La Lune assassinée: une prose ciselée en très courts chapitres, habile à compenser son laconisme par sa remarquable densité. Chaque mot y est image, chaque phrase métaphore, chaque page tableau. Et au cœur de ce sourd foisonnement, le récit progresse en tissant des fils ténus qui finissent, ici aussi, par se nouer en une glaçante et lourde tragédie. Mais cette fois ce sont les ambiances maritimes, qu’on imagine volontiers inspirées de quelque lointain port normand, qui deviennent prétexte à l’évocation d’une nature faite personnage. Et la mer de claquer ses «gueules voraces», happant les hommes pour les vomir en drames froids sur la plage, alors que «dans le ciel indifférent, des oiseaux blancs picorent la pulpe froissée du vent». L’histoire de Mathilde, restée à quai le ventre vide d’attendre, de Gilles, parti se mesurer aux périls du large, et de Germain, le frère préférant le goût de la terre à celui du sel, laisse deviner celle de bien d’autres hommes, de bien d’autres femmes, de bien d’autres douleurs que la mer réserve à ceux qui, orgueilleux ou nécessiteux, la défient au quotidien. Porté par un souffle épique haleté en courtes incantations, Les mille veuves est la seconde face d’une trilogie qui, ainsi qu’un diamant noir scrupuleusement taillé, s’annonce aussi sombre qu’éclatante. TR

> Damien Murith, Les mille veuves, Ed. L’Age d’homme, 99 pp.

 

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Annik Mahaim

Nouvelles d’un monde inhumain

Le monde du travail n’est plus celui des gens. Les entreprises pressurent leur personnel. Les lanceurs d’alerte sont aux abois. Mais ce sont des êtres humains. Annik Mahaim pose sur eux un regard aigu et empathique. Ce sont les héros discrets de son recueil de sept nouvelles, Pas de souci! L’écrivaine malaxe ses sujets jusqu’à l’absurde. Le lecteur a affaire à des hotlines surchargées comme le personnage de RH interne 5678 ou à une banlieue répulsive dans Interprète des oiseaux. Et il y a les relations qui se délitent, familiales dans Sortie de famille ou professionnelles dans Le syndrome de Lies.

La dureté du constat est tempérée par la recherche optimiste d’une issue humaine. Celle-ci peut être la mort libératrice, comme celle de l’employé au centre de la nouvelle initiale, prosaïquement intitulée Séminaire d’entreprise aux bains thermaux. Elle peut aussi constituer un nouveau départ, extrême ou fou: devenir interprète des oiseaux, lancer une affaire en Afrique. Enfin, Pas de souci! recèle un bol d’air, l’humour pince-sans-rire. Par bouffées, il offre au lecteur, confronté à un univers rude qui lui parle, l’occasion - qui manque dans la vraie vie - de respirer un bon coup. DF

> Annik Mahaim, Pas de souci!, Ed. Plaisir de lire, 159 pp.

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