La Liberté

Dompter l’indolence des Caraïbes

Portrait • Pendant un an, la collégienne de Fribourg Manon Mullener est allée étudier la musique à La Havane. La jeune fille de 18 ans a vécu le nouveau tournant de l’histoire de Cuba.

A Cuba, Manon Mullener s’est imposée un programme de travail quotidien rigoureux. Le prix pour améliorer sa technique pianistique. © Julien Chavaillaz
A Cuba, Manon Mullener s’est imposée un programme de travail quotidien rigoureux. Le prix pour améliorer sa technique pianistique. © Julien Chavaillaz
Dompter l’indolence des Caraïbes © Julien Chavaillaz
Dompter l’indolence des Caraïbes © Julien Chavaillaz

Charly Veuthey

Publié le 29.07.2015

Temps de lecture estimé : 6 minutes

Durant leur collège, les étudiants ont la possibilité de partir une année vers une destination de leur choix. Souvent, ils vont aux Etats-Unis, en Allemagne ou en Angleterre. Manon Mullener a choisi Cuba, après sa première année à Sainte-Croix.

Sa famille a des liens étroits avec l’île des Caraïbes. A 4 ans, Manon Mullener a déjà passé trois mois dans le pays. Son père, Eric, est à la tête du groupe cubano-suisse Chala Cubana. «Je suis baignée là-dedans depuis toujours. J’ai vu passer à la maison beaucoup de musiciens et de copains cubains de mon père.»

De là à partir une année à La Havane, à 17 ans, il y avait un pas qu’elle a franchi par passion. «J’ai choisi Cuba pour le pays autant que pour la musique, à laquelle je voulais consacrer toute une année. Au collège, je n’arrivais pas à y donner assez de temps et je savais qu’à Cuba, il y avait des écoles de très bon niveau.»

Un autre monde

De l’image à la réalité? «J’étais bien préparée. Je n’ai pas vraiment de mots pour dire ce que j’ai ressenti. Disons que les gens sont tellement riches, culturellement, qu’on oublie qu’ils sont si pauvres.»

Mais il est évident qu’elle a dû s’adapter. «Un jour, je cherchais une brosse à dents. Il m’a fallu une journée et je l’ai trouvée chez un serrurier. C’est très symbolique: pour régler la moindre petite question, il faut compter un temps fou.» Avant de revenir en Suisse, elle a fait un crochet par le Mexique: «Je suis entrée dans un magasin bien achalandé et je me suis dit: ouah! Je n’avais déjà plus l’habitude de ça.»

A Cuba, elle a aussi fait l’expérience du manque d’informations: «Se connecter à internet est encore un luxe et il n’y a que les quatre chaînes de télévision nationale. Le matin, les émissions commencent par la levée de drapeau et l’hymne national. Nous n’avons rien su de «Charlie Hebdo». Par contre, on est très bien informés sur la Russie et le Venezuela.» Propagande, propagande…

Tout pour la musique

Vivre à Cuba, quand on est blanche, blonde et jeune, ce n’est pas non plus très rassurant. Et il faut avoir des oreilles blindées. «Un jour, un homme m’a dit: je ne savais pas que les fleurs marchaient aussi. C’est la version «romantique», mais on entend aussi des mots très crus dans la rue.» Manon ne sortait donc pas le soir sans être escortée d’amis, parmi lesquels des hommes. C’est aussi ça, Cuba.

On sent, durant l’entretien, que rien ne pouvait détourner Manon Mullener de sa volonté de progresser. La grande affaire de ce voyage, c’était la musique. La jeune fille, qui a fêté ses 18 ans sur l’île, n’a pas été déçue: «Cuba propose des programmes de formation musicale de haut niveau pour les enfants dès le plus jeune âge. Le pays est une «usine» à virtuoses. On accorde à la formation musicale le même sérieux qu’ici au français ou aux mathématiques.»

Cuba est très riche musicalement. «Il n’y a pas que la salsa. Les Cubains possèdent un grand répertoire traditionnel. Ils sont aussi très forts dans la rythmique, grâce aux tambours batâ, qui sont au cœur de la religion santeria et du latin jazz qu’on joue beaucoup sur l’île.»

C’est d’ailleurs chez un musicien jazz, le pianiste Alexis Bosch, membre de Chala Cubana, qu’elle a posé ses bagages. Elle le connaît depuis l’enfance et elle a vécu au sein de sa famille, avec les trois filles du musicien, dont deux fréquentaient la même école qu’elle, l’Escuela Nacional de Arte de La Havane.

Attentes comblées

Elle a dû «prouver» à ses professeurs et à ses camarades d’école qu’elle n’était pas venue à Cuba pour une année de vacances. «J’ai dû conquérir leur respect.» Elle s’est imposée un programme rigoureux: piano de 8 à 12 h, cours de 12 à 15 h et re-travail personnel de 16 à 20 h. «Le plus important, pour moi, c’était le travail individuel. Car c’était vraiment difficile de ne pas céder à l’indolence des Caraïbes.»

Cette année cubaine ne comptera pas dans son cursus scolaire. A la rentrée, elle commencera donc sa deuxième année au Collège de Sainte-Croix, avec une option musique, bien entendu. Parallèlement, elle se lancera dans sa formation en vue de l’obtention d’un diplôme pré-professionnel au Conservatoire de Fribourg.

«A Cuba, j’ai vraiment acquis ce que je voulais. C’est en revenant ici que je m’en suis rendu compte. J’ai beaucoup amélioré ma technique et j’ai comblé quelques-unes de mes failles.»

Son regard sur la Suisse a-t-il changé durant ce séjour? «Non, pas vraiment. J’ai toujours eu conscience de la chance que nous avions dans ce pays. En m’éloignant de lui, je ne le trouve que plus beau.»

* * *

L’Histoire en marche

La musique et l’histoire sont intimement liées à Cuba. «A Cuba, l’idée est de former des musiciens qui brillent par leur talent pour promouvoir l’image du pays.» Une image qui a bien changé durant le séjour de Manon Mullener, puisqu’après plus de cinquante ans de glaciation, les Etats-Unis et Cuba ont décidé de reprendre leurs relations.

Avant même ce rapprochement, Cuba s’était beaucoup détendu ces dernières années. «Les gens ont vraiment moins peur aujourd’hui. On ose parler de ce qui se passe dans le pays. Mais il est vrai que la reprise des liens avec les Etats-Unis a été perçue comme une nouvelle incroyable. La population était très heureuse, sans vraiment oser y croire. Je suis curieuse de voir comment le pays va évoluer. Mais le paradoxe, c’est que sa richesse culturelle, qui le rend si unique, risque de disparaître avec l’ouverture. Les Cubains idéalisent beaucoup le changement.»

La nouvelle donne ne sera certainement pas facile à gérer, car elle touchera au cœur même des projets de vie des Cubains: «Le rêve de chaque Cubain est de partir du pays. Dans mon groupe d’une dizaine d’amis, cinq sont partis de Cuba durant cette année.»

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