La Liberté

70 ans après, les Polonais restent inquiets

Histoire vivante • Les pages noires de la Seconde Guerre mondiale semblaient avoir été définitivement tournées, pour les voisins polonais et allemands. Mais le proche conflit de l’Ukraine ravive, par transposition, certaines craintes.

Valérie Woyno, Gdansk

Publié le 17.10.2014

Temps de lecture estimé : 7 minutes

Sur les plages de la Baltique, petits et grands jouent à la guerre. Des reconstructions historiques attirent des foules de touristes, comme à la fin août à Hel, face à Gdansk, à l’occasion de la 9e édition de la reconstitution du débarquement des Alliés. Le «D-Day Hel» est l’un des plus grands spectacles historiques en Poméranie. Après les «durs combats» sur la plage, les soldats américains, canadiens et britanniques défilent ensemble dans les rues et se retrouvent dans des pubs à côté des soldats de la Wehrmacht pour faire la fête.

«Ce genre de scène n’aurait pas pu se produire il y a une quarantaine d’années en Pologne. Revêtir l’uniforme allemand aurait pu tourner très mal, la personne aurait pu être lynchée dans la rue. La haine envers les anciens agresseurs était énorme après la guerre», explique Rafal Wnuk, historien chargé de préparer l’exposition du futur musée de la Seconde Guerre mondiale à Gdansk.

«Aujourd’hui, on observe une renaissance de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, y compris chez les jeunes, ajoute-t-il. La guerre en Ukraine fait revivre chez les Polonais et les habitants des pays Baltes les pires souvenirs et craintes: l’Europe de l’Est sera-t-elle une nouvelle fois sacrifiée aux intérêts économiques allemands?» Il souligne toutefois que «la Pologne a d’excellentes relations avec l’Allemagne. Depuis 300 ans, elle n’en a jamais eu de meilleures.»

La perception a changé

Depuis la fin de la guerre, la perception des Allemands a plus que changé en Pologne. Le pays des anciens agresseurs est devenu le premier partenaire politique et économique. Et vingt ans après la chute du communisme en Pologne, la proportion de Polonais éprouvant de la sympathie pour leurs voisins allemands est passée de 23% à 43%, selon une étude de l’institut CBOS, tandis que le taux d’antipathie est tombé de 53% à 24%.

«Les Polonais véhiculent deux images stéréotypées: l’image positive de l’Allemand pacifique et démocrate prévaut en temps normal sur l’image négative de l’Allemand teutonique, belliqueux, explique le politologue Ireneusz Krzeminski. Il est normal que cette seconde image, avec la guerre en Ukraine, puisse ressurgir.»

C’est dans ce contexte que le président allemand Joachim Gauck et son homologue polonais Bronislaw Komorowski ont participé, le 1er septembre dernier à Westerplatte, près de Gdansk, aux cérémonies de commémoration de l’invasion de la Pologne par les nazis, il y a 75 ans. C’est sur cette base polonaise que le cuirassé allemand «Schleswig-Holstein» avait tiré les premiers coups de canon le 1er septembre 1939, déclenchant la Seconde Guerre mondiale.

Transposition des craintes

«Recourir à la force armée contre ses voisins, annexer leur territoire, les empêcher de choisir librement leur politique internationale, cela rappelle de manière inquiétante les mauvais chapitres de l’histoire européenne du XXe siècle», a affirmé Bronislaw Komorowski, cité par le quotidien «Rzeczpospolita». Car les Polonais font le rapprochement entre le rattachement de la Crimée à la Russie et l’annexion de la Tchécoslovaquie, entre les combats dans l’est de l’Ukraine et l’invasion de la Pologne par Hitler.

«Le souvenir de la Pologne abandonnée par ses alliées, la Grande-Bretagne et la France, en 1939, est transposé automatiquement à la situation de l’Ukraine aujourd’hui, réactivant forcément l’image de l’Allemand mauvais, teutonique», explique Krzeminski.

«On craint de plus en plus que l’Occident soit incapable de s’opposer à l’agression de Poutine», explique une experte de l’Europe de l’Est, Maria Przelomiec. Le conseiller du président polonais pour les questions de sécurité, Roman Kuzniar, renchérit: «Nous devons accepter qu’en raison d’une relation spécifique de Berlin envers la Russie, nous ne puissions pas compter sur l’Allemagne en matière de défense, affirme-t-il dans la «Rzeczpospolita». L’Allemagne traite la Russie comme on traite un enfant difficile, présentant des troubles psychologiques, qu’on veut élever sans stress, déplore-t-il. La politique de l’Allemagne, de l’Italie, de la Hongrie ou des Pays-Bas est assujettie à la diplomatie de Moscou et aux menaces de Gazprom. C’est avant tout un assujettissement mental. Poutine paralyse leur liberté mentale, comme un serpent hypnotise un lapin.»

Action franco-allemande

Roman Kuzniar craint que l’Allemagne - qui est opposée au transfert des bases militaires de l’Otan en Pologne et dans les pays Baltes - veuille à tout prix mettre fin au conflit aux conditions de la Russie, tout en préservant ses intérêts économiques.

Toutefois, face à l’enlisement de la situation en Ukraine, le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a déclaré le 5 octobre sur RTL que la France et l’Allemagne allaient «dans les jours qui viennent» prendre des mesures communes pour renforcer le contrôle du cessez-le-feu dans l’est du pays.

Le mois dernier, la France et l’Allemagne avaient déjà proposé d’envoyer des drones d’observation pour veiller au respect de la trêve du 5 septembre, une information confirmée par la ministre allemande de la Défense Ursula von der Leyen. Selon un article du journal allemand «Bild», 150 soldats allemands seraient engagés pour maintenir en vol les drones de façon régulière et 50 soldats armés pour protéger l’opération.

De quoi atténuer les craintes polonaises, et rétablir le capital de sympathie péniblement gagné après plusieurs décennies de méfiance.

«La Libre Belgique»/AFP/PFY

Une mémoire douloureuse

Les craintes qui peuvent ressurgir dans les esprits polonais, en raison de la proximité du conflit ukrainien, se comprennent bien si l’on se souvient de l’histoire extrêmement tourmentée de la Pologne. Un long calvaire dont l’une des pages les plus noires a été écrite il y a juste 70 ans, lors de l’insurrection de Varsovie.

Le soulèvement contre l’occupant nazi a été lancé le 1er août 1944 par l’Armia Krajowa (AK), le plus important mouvement de résistance en Pologne. Cette «Armée de l’intérieur» était très faiblement équipée, mais soutenue par la population civile. Elle s’est opposée avec héroïsme aux troupes puissamment dotées du IIIe Reich, composées d’unités spécialisées dans la guerre urbaine, et appuyées par d’intensifs bombardements de la Luftwaffe et de l’artillerie, dont l’impressionnant mortier Thor tirant des obus de 2200 kg. La répression, menée par le général SS Erich von dem Bach, est alors violente. Les combattants capturés sont systématiquement exécutés sur place et la population massacrée. Dans le faubourg ouest de Wola, plus de 50 000 civils sont victimes d’une rare sauvagerie.

Abandonnés par les Alliés, et surtout par l’Armée rouge censée les soutenir, les insurgés capitulent le 2 octobre, après neuf semaines de carnage. Bilan: 18 000 soldats de l’AK tués (17 000 côté allemand) et près de 200 000 civils. Varsovie est anéantie. Ce n’est qu’à l’esprit patriotique polonais que la ville doit la reconstruction à l’identique de son centre historique. PFY

> Voir aussi le documentaire «Mourir pour Varsovie», ce dimanche sur RTS 2.

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