La Liberté

Le dur combat des féministes arabes

Egalité • Depuis un siècle, des femmes se battent pour leurs droits et leurs libertés dans le monde musulman. Le Printemps arabe a porté quelques fruits. Mais c’est surtout le «féminisme islamique» qui progresse aujourd’hui.

Propos recueillis par Pascal Fleury

Publié le 17.04.2015

Temps de lecture estimé : 11 minutes

Les manifestations de femmes, qui animent les rues d’Istanbul, de Beyrouth, du Caire, de Tunis ou de Rabat chaque année lors de la Journée internationale de la femme du 8 mars, en disent long sur les attentes féminines dans le monde arabe. Mais dans ces pays imprégnés d’islam, peut-on vraiment avoir des revendications féministes? Les explications de Silvia Naef, professeure à l’Unité arabe de l’Université de Genève.

- Peut-on être musulmane et féministe? Autrement dit, les textes de l’islam sont-ils compatibles avec une égalité des sexes?

Silvia Naef: Ni plus ni moins que les textes de la Bible! A vrai dire, notre longue tradition monothéiste n’est pas vraiment féministe. Les textes sacrés, qui établissent un certain ordre des choses, ont toujours présupposé une suprématie des hommes. On part de l’idée que l’islam est la seule religion «misogyne», mais ce n’est pas le cas! En se basant sur les récits de la vie du prophète, la sociologue marocaine Fatima Mernissi a d’ailleurs montré qu’au début de l’islam la femme avait une place importante dans la société.

- Que dit concrètement le Coran?

Il donne une certaine place aux femmes, leur assurant l’égalité religieuse et spirituelle. Les femmes ont les mêmes devoirs religieux que les hommes et accèdent comme eux au paradis ou à l’enfer. Un verset du Coran dit toutefois que les hommes ont un degré de plus que les femmes. D’autres versets donnent un certain nombre de règles de comportement incitant les femmes à ne pas montrer certaines parties de leur corps en public. Cela dit, de nombreuses pratiques sociales ne sont pas ancrées dans les textes sacrés, contrairement à ce que disent les fondamentalistes. Notamment le port du voile facial, qui remonte à l’époque de la dynastie abbasside.

- Le port du voile ne serait donc pas imposé par le Coran?

Le Coran ne prescrit pas le voile facial. Selon la professeure égypto-américaine Leila Ahmed, fondatrice des études de genre touchant au monde arabe, le port du voile facial remonterait au temps où l’empire abbasside, qui s’agrandissait, faisait beaucoup de prisonniers qui étaient employés comme esclaves. Les femmes libres des classes sociales supérieures auraient commencé à se voiler le visage pour se distinguer des femmes esclaves, et signaler ainsi qu’elles n’étaient pas «disponibles». Cette mode vestimentaire n’a rien de religieux, pas plus que la tradition du voile couvrant les cheveux, porté pendant longtemps par les Méditerranéennes. Dans les pays du Golfe, aujourd’hui encore, les hommes aussi se couvrent la tête, pour des raisons pratiques et climatiques. Le Coran, avec ses règles vestimentaires qui peuvent être sujettes à interprétation, reflète cette multiplicité de traditions qu’on trouve dans les pays musulmans.

- Le voile revêt des significations diverses. L’enlever était un signe d’émancipation dans les années 1920. Depuis le Printemps arabe, le porter est devenu plutôt un symbole de liberté. Pourquoi?

Il faut savoir de quoi on parle. Dans les années 1920, les femmes de l’élite sortaient traditionnellement couvertes d’un voile facial, nommé à l’époque «hijab». Les premières féministes, comme l’Egyptienne Huda Sharawi, se sont dévoilé la face, mais en continuant de se couvrir les cheveux. D’autres ne l’ont même pas fait, par pudeur. Ce n’est que dans les années 1950-60, avec le socialisme arabe qui pousse à l’émancipation féminine, que les femmes des villes vont enlever totalement le voile couvrant les cheveux. Dans les années 1980, avec la révolution iranienne et l’expansion des Frères musulmans, elles auront tendance à le remettre.

Le cas tunisien est différent. Sous la présidence de Zine el-Abidine Ben Ali, le port du voile était interdit. Après la révolution, porter le voile est devenu, pour certaines femmes, un symbole de liberté. Idem en Turquie, où pendant longtemps il a été interdit aux femmes de se voiler pour fréquenter, par exemple, les universités ou les administrations publiques. Maintenant, le voile est à nouveau autorisé par Recep Tayyip Erdogan. Le voile peut être aussi un signe identitaire pour dire: «Je suis musulmane, mais je suis émancipée.» A Dubai, où le voile facial est porté par certaines femmes, un musée de la femme, créé par une citoyenne dubaïote, affiche le slogan: «Ce n’est pas parce qu’on est voilée qu’on n’a pas de pouvoir d’action!»

- Finalement, le port du voile serait surtout une question de mode…

En Occident, on se cristallise beaucoup sur la question du voile. Mais pour les femmes vivant dans le monde arabe, le voile n’est de loin pas le problème prioritaire. Ce serait plutôt l’obtention de certains droits, notamment dans le mariage ou dans le travail. Les premières féministes qui ont dévoilé leur visage se sont battues pour l’éducation de la femme. A la fin du XIXe siècle au Caire, seules 0,8% des femmes savaient lire et écrire. Aujourd’hui, dans certains pays arabes, la majorité des étudiants sont des filles!

- Les Printemps arabes ont-ils permis des avancées dans l’égalité des sexes?

C’est difficile de généraliser, car les législations et les traditions étaient déjà très différentes d’un pays à l’autre auparavant. Entre la Tunisie et le Yémen, concernant le statut des femmes, il y a un abîme! Les Printemps arabes ont assurément donné de l’espoir aux femmes. Mais en Egypte, cet espoir a vite été refroidi par la montée des Frères musulmans. Dans d’autres pays en conflit ou détruits, comme en Libye, la situation des femmes ne peut s’améliorer. En Tunisie, au contraire, la révolution a porté ses fruits. Les femmes se sont beaucoup battues pour réussir à maintenir l’égalité dans la Constitution, alors que le parti Ennahda voulait introduire une distinction entre hommes et femmes.

- On a pu observer aussi l’émergence d’un «féminisme islamique». De quoi s’agit-il?

Le développement de ce féminisme musulman remonte aux années 1990. Il regroupe des féministes qui respectent la religion musulmane tout en revendiquant pour les femmes le droit à l’éducation et au travail, en portant le voile. L’une de ses figures fondatrices, Zaynab al-Ghazali, avait fait stipuler dans le contrat de son second mariage, que son travail de militante devait avoir la priorité sur ses devoirs d’épouse. Les mouvements du «féminisme islamique» essaient de justifier une participation des femmes à la vie sociale et professionnelle à partir d’une relecture des textes de l’islam. Leur accès au savoir leur donne une bonne position pour défendre leurs opinions. Certaines organisations féminines affiliées aux Frères musulmans font la même approche, sans militantisme. Cette relecture féministe du Coran est même devenue un sujet de société.

> Lire aussi: «Voile, corps et pudeur. Approches historiques et anthropologiques», Yasmina Foehr-Yanssens, Silvia Naef et Aline Schlaepfer, Ed. Labor et Fides, parution le 22 avril 2015.

> Une fiche pédagogique sur le sujet est à disposition sur www.alliancesud.ch

> Voir le film «La révolution des femmes. Un siècle de féminisme arabe», dimanche sur RTS 2.

* * *

Des théologiens et aristocrates comme pionniers

Les premiers traités sur le féminisme arabe ont émergé dans la mouvance de la «Nahda», le mouvement de renaissance culturelle arabe qui apparaît en Egypte au XIXe siècle et se répand dans tout le monde arabe. Ce mouvement d’émancipation intellectuelle et politique des peuples, qui s’inscrit dans un contexte de colonisation, comprend différents courants, dont le réformisme musulman, qui prône une relecture des textes saints tenant compte de l’évolution de la société. Le postulat est qu’on ne peut émanciper un peuple sans en émanciper la moitié, à savoir les femmes.

«Le premier traité féministe est signé par Rifa’a al-Tahtawi. Ce théologien réformiste défend l’idée d’un accès à l’éducation pour les femmes», affirme Leïla El Bachiri, chargée de cours à l’Université de Genève. Vient ensuite le penseur égyptien Qasim Amin, qui publie en 1899 «La Libération de la femme». «Il va provoquer un tollé dans les milieux conservateurs. Son plaidoyer pour l’émancipation des femmes s’appuie sur des arguments théologiques», explique-t-elle.

Autre figure très importante, le Tunisien Tahar Haddad. Ce théologien va dénoncer avec force la claustration des femmes et leur maintien dans l’ignorance. Son œuvre fondamentale, «Notre femme dans la législation islamique et la société» (1930), revendique l’émancipation juridique des femmes, leur accès à l’enseignement et à la vie sociale, ainsi que l’abolition de la polygamie et de la répudiation. Fait marquant, ses propositions seront prises en compte dans la législation de la Tunisie, lors de son indépendance en 1956. «Les Tunisiennes, qui obtiennent alors le statut le plus égalitaire du monde arabe, doivent beaucoup à Tahar Haddad», souligne Leïla El Bachiri.

Le féminisme arabe ne se serait cependant pas développé s’il n’avait été porté par des femmes. Les premiers mouvements organisés apparaissent dès les années 1920, parallèlement au féminisme européen et américain, et non sous son impulsion. Leur figure de proue, c’est l’Egyptienne Huda Sharawi. Cette aristocrate crée en 1923 l’Union féministe égyptienne, dans l’esprit du mouvement de renaissance culturel arabe. Sa vocation est universaliste: «Huda Sharawi participe à plusieurs congrès féministes internationaux. A Rome, elle va même inviter le président Benito Mussolini à octroyer le droit de vote aux Italiennes!», raconte la spécialiste du féminisme arabe.

En Egypte, en Tunisie ou au Maroc, les mouvements féministes s’associent aux mouvements contre la colonisation. «Ils vont jouer un rôle politique décisif dans le combat pour les indépendances nationales», observe Leïla El Bachiri. Leur premier congrès panarabe, qui a lieu en 1944 au Caire, associe d’ailleurs féminisme et nationalisme arabe.

Ces mouvements historiques vont connaître un coup d’arrêt après les indépendances, les régimes autoritaires d’Abdel Nasser ou Habib Bourguiba mettant un terme à toutes velléités démocratiques. Les femmes ne baissent pas pour autant les bras. Peu à peu, elles se fédèrent en mouvements associatifs pour revendiquer leurs droits et leurs libertés. A leur tête, on trouve des «intellectuelles urbaines», comme Latifa Jbabdi au Maroc.

Leur combat acharné, à tous les niveaux de la société, va s’illustrer par exemple en 1992 par la récolte d’un million de signatures en faveur de la révision du code de la famille. Les féministes vont aussi créer des centres d’accueil pour femmes battues, des centres de formation favorisant l’autonomie économique des femmes, ou encore exiger des quotas politiques dans les parlements.

Aujourd’hui, les femmes poursuivent la lutte dans une dynamique internationale pour réclamer l’égalité totale dans les nouvelles constitutions. «En Tunisie, se réjouit Leïla El Bachiri, grâce aux féministes, dont la juriste Sanae Ben Achour, mais aussi grâce à d’autres forces démocratiques, l’égalité totale des sexes a pu être inscrite en 2014 dans la Constitution. Un fait historique dans le monde musulman!»

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