La Liberté

Churchill, comme on ne le connaît pas

Figure de l’Histoire • «Histoire vivante» revient sur le parcours si accidenté d’un homme exceptionnel: Winston Churchill. François Kersaudy est sans doute l’un des historiens qui le connaît le mieux. Entretien.

Propos recueillis par Kessava Packiry

Publié le 23.05.2014

Temps de lecture estimé : 11 minutes

Il est l’une des figures les plus marquantes du XXe siècle. Chef de guerre pugnace, politicien combatif, orateur brillant, amateur de cigares et de bons mots, buveur exceptionnel - toujours imbibé, mais jamais ivre -, Winston Churchill est fascinant… et exceptionnel. L’homme qui a sauvé l’Europe de l’Allemagne nazie reste difficile à décrire, tant ses facettes sont multiples. Un exercice délicat que n’a pas hésité à tenter, pour «La Liberté», l’historien français François Kersaudy, auteur de nombreux ouvrages sur l’ancien premier ministre britannique.

- Vous êtes l’une des personnes qui connaît le mieux Churchill, pour avoir traduit ses Mémoires notamment. Qui était-il?

François Kersaudy: Un personnage extraordinairement complexe! Quelqu’un d’ambitieux et bien conscient de sa valeur. Il y avait une certaine vanité chez lui, mais une vanité qu’il pouvait justifier. Mais c’était aussi un artiste et un humaniste. Quelqu’un qui ne se prenait pas au sérieux non plus, et qui avait un sens de l’humour extrêmement développé. Ajoutez à cela une personne désespérément sentimentale: il pouvait avoir la larme à l’œil pour trois fois rien. Les misères humaines le déprimaient profondément. En même temps, il était autoritaire, passablement égoïste, et il pouvait se montrer parfaitement insupportable.

- Mais doué de capacités peu ordinaires…

Sa capacité de travail était gigantesque, sa mémoire effarante. Et comme le général de Gaulle, il avait une vision à très long terme. Ses prédictions sont sidérantes: sur la Grande Guerre en 1911, sur la Seconde Guerre dans les années 20 et 30, sur la guerre froide et sur la détente alors que même les mots n’existaient pas encore… C’était aussi un volcan d’idées. Franklin Roosevelt disait de lui: «Churchill a 200 idées par jour dont quatre seulement sont bonnes, mais il ne sait jamais lesquelles.» C’était vrai: il avait besoin de gens autour de lui pour lui signaler quand ses idées étaient trop farfelues. Mais quand il avait des idées géniales… elles étaient vraiment géniales.

- Jeune homme, il était plutôt intrépide: on peine à l’imaginer ainsi.

C’est encore un aspect curieux du personnage. Il n’avait pas peur de la mort et avait une attirance certaine pour le danger. Depuis son expédition à Cuba, en 1895 (où il s’est rendu comme correspondant de guerre avant d’aller combattre en Inde, ndlr), il s’est aperçu que même quand on lui tirait dessus on le manquait. Il pouvait aller dans les endroits les plus dangereux, faire les choses les plus invraisemblables: il n’était jamais blessé. En Inde, au Soudan, en Afrique du Sud, pareil: il chevauchait sur la ligne de tir, au plus fort des combats, et en ressortait indemne. Il avait fini par s’y habituer.

- Il s’est notamment illustré durant l’attaque d’un train blindé, en Afrique du Sud… 

L’épisode du train blindé est extraordinaire. Le train déraille à cause des pierres placées sur les rails par les Boers. Lui arrive à en sortir et à organiser le transport des blessés. Sans se cacher, pendant 50 minutes, alors que les soldats britanniques étaient bombardés par l’artillerie, ou pris sous le feu d’un camion mitrailleur et des tireurs d’élite. Churchill dirigeait les opérations, perché sur la locomotive, sans casque. Il était d’un roux flamboyant et faisait une cible idéale. Mais il n’a pas été touché. Des années plus tard, ceux qui avaient participé à cet épisode des deux côtés n’en revenaient toujours pas.

- Il sera finalement fait prisonnier par les Boers. Pourtant, il démontrera plus tard qu’il ne leur en a pas tenu rigueur.

C’est une chose étonnante de plus dans son caractère: cette façon de ne jamais garder de rancune. Ses pires ennemis, y compris ceux qui ont voulu le tuer, sont devenus ses meilleurs amis. C’est le cas des Sud-Africains, dont l’ancien chef beor Jan Smuts: durant la Seconde Guerre mondiale, Churchill a fait de lui son conseiller le plus écouté et l’a nommé maréchal d’empire! Carson, c’était encore plus beau: ce fanatique nord-irlandais voulait la peau de Churchill. Il a fini par faire sa campagne électorale… Il y a aussi F. E. Smith, un avocat qui l’a dénoncé avec éloquence et férocité au parlement. Churchill a tellement admiré la prestation qu’il est allé le voir après la séance. Et ils sont devenus les meilleurs amis du monde…

- De Gaulle n’était peut-être pas son meilleur ami, mais Churchill l’admirait. Il l’a pourtant traité un jour de grand animal. De quoi le prendre mal, non?

J’ai écrit tout un livre sur leur relation amour-haine, la rencontre très mouvementée des deux plus grands hommes du siècle. Un sujet extraordinaire! Mais quand Churchill a dit de de Gaulle qu’il était un grand animal, c’était le compliment suprême! Il portait un amour immodéré aux animaux, auxquels il parlait comme à des gens. En particulier les chats, dont il ne pouvait pas se passer. Pour lui, c’était l’animal le plus réussi de la création.

- On sait son don pour l’écriture, récompensé par un Prix Nobel de littérature en 1953. Mais on connaît moins ses talents de peintre…

C’était effectivement un peintre remarquable. Fait d’autant plus étrange qu’il n’a commencé à peindre qu’en 1915, à 41 ans, et dans un moment de grande déprime. Il était dans une maison d’amis. Il a commencé à barbouiller sans savoir comment s’y prendre. Mais il a eu la chance de voir débarquer, parmi ses amis, une femme peintre. Elle lui a dit qu’il ne fallait pas être intimidé par la toile, et lui a montré comment s’y prendre. Par la suite, il a été instruit par les plus grands peintres de France et d’Angleterre.

Ce qui peut expliquer le développement du talent si visible dans ses quelque 500 toiles. Il y a une anecdote amusante: en 1922, il était sur la Croisette à Cannes et il peignait la mer. Il y avait des badauds autour de lui. Et l’un d’eux lui a dit: «C’est pas mal du tout ce que vous faites. Vous devriez persister. Vous avez de l’avenir.» Quand il est parti, Churchill a demandé aux badauds qui était ce Monsieur. Ils lui ont répondu: «Oh c’est une espèce de fada, un Espagnol. Il s’appelle Picasso…»

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Faire bien mieux que son père

Le père de Winston Churchill, Lord Randolph Spencer-Churchill, est un homme d’Etat qui entretient avec son fils une relation distante, voire méprisante. Ce qui conditionnera énormément la vie du fils. «Churchill a été conscient très jeune d’avoir une mission. Notamment devenir premier ministre, parce que son père n’avait pas pu l’être», raconte François Kersaudy (photo dr). «Il veut faire mieux que son père. Lui montrer, même de façon posthume, qu’il ne méritait pas son mépris. Il veut être un homme politique, comme lui, mais aussi un soldat comme son ancêtre qu’il admire, John Churchill, premier duc de Marlborough (entré dans l’histoire comme l’un des plus grands généraux d’Europe, ndlr). Il a déclaré un jour: «Plus tard on ne parlera pas de moi parce que j’étais le fils de Randolph Churchill, mais on parlera de lui parce qu’il était le père de Winston Churchill.»

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Le francophile qui tira sur la flotte française

Winston Churchill vouait une admiration sans bornes à la France, à sa culture, à son histoire. «En dehors de son ancêtre Marlborough, ses deux héros étaient Napoléon et Jeanne d’Arc - qui n’étaient pas vraiment deux anglophiles!», raconte François Kersaudy, spécialiste de Churchill. «Il ne faut pas oublier non plus qu’il avait du sang français dans les veines, du côté de sa mère: les Jerome, ses ancêtres, étaient des huguenots qui avaient émigré aux Etats-Unis au XVIIIe siècle. Pour la petite histoire, il avait même du sang iroquois.»

Francophile jusqu’au bout des doigts, Churchill n’a pourtant pas hésité, en juillet 1940, à ordonner le bombardement d’une escadre de la marine française mouillant dans le port algérien de Mers el-Kébir. Un épisode de la Seconde Guerre mondiale qui a fait 1297 morts côté français. La marine britannique, qui a envoyé par le fond deux cuirassés et mis hors de combat quatre autres navires, a déploré deux morts de son côté.

«Il a été désolé d’en arriver là. Mais comme toujours chez Churchill, il y a le sentimental, et le pragmatique», défend François Kersaudy. Il faut en effet se remettre dans le contexte: la France vient de signer l’armistice avec l’Allemagne et l’Italie. «A ce moment-là, tout le monde pense que l’Allemagne s’apprête à envahir l’Angleterre. Et qu’elle va notamment utiliser la flotte française pour le faire. Donc il fallait la neutraliser.»

C’est ce que font les Britanniques dans le port d’Alexandrie. Ils saisissent également les bateaux ayant trouvé refuge sur les côtes anglaises. Mais il reste une escadre dans le golfe d’Oran, commandée par l’amiral Gensoul. «Les Anglais lui soumettent cinq possibilités», expose François Kersaudy. «Soit il emmène sa flotte en Angleterre, avec ou sans l’équipage. Soit il la désarme, sous supervision anglaise. Soit il l’emmène aux Antilles ou aux Etats-Unis. Soit il la saborde… Soit elle sera coulée par la Royal Navy.»

L’ordre donné au commandant anglais Somerville est simple: si Gensoul refuse, alors c’est qu’il se rend complice des Allemands. Et dans ce cas, dans ce cas seulement, Somerville doit lui poser l’ultimatum. Puis couler la flotte en cas de refus. «Ni Churchill ni aucun de ses assistants ou membres de l’état-major n’avaient imaginé qu’on en viendrait à cette dernière solution. On imaginait bien que l’amiral n’allait jamais accepter d’emmener sa flotte en Angleterre. Mais franchement, les Antilles étaient ce qu’il y avait de plus raisonnable», avance François Kersaudy.

«Quand les Anglais ont ouvert le feu, le premier à en être le plus désolé a été Churchill. Il a fait un discours magnifique au parlement après Mers el-Kébir. C’était une tragédie, mais c’était nécessaire. Et curieusement, celui qui l’a le mieux compris, c’était de Gaulle. Quelques années après, le Général a déclaré (François Kersaudy imite sa voix): à la place des Anglais, j’aurais fait ce qu’ils ont fait!»

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