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Coupe du monde: la folie des grandeurs

Football Des budgets exponentiels, une surenchère extrême entre pays candidats, des scandales de corruption… Comment le Mondial en est-il arrivé là? L’analyse du professeur Alfred Wahl, spécialiste de l’histoire de la FIFA.

Propos recueillis par Pascal Fleury

Publié le 06.06.2014

Temps de lecture estimé : 11 minutes

Le budget global de la Coupe du monde, qui tournait autour de 7 milliards de dollars en 2010 en Afrique du Sud, devrait dépasser les 15 milliards au Mondial du Brésil qui débute dans une semaine, puis grimper à plus de 30 milliards dans quatre ans en Russie et même gicler à 200 milliards au Qatar en 2022! Comment expliquer une telle inflation des coûts? Et la Fédération internationale de football association (FIFA) ne devrait-elle pas changer ses standards pour enrayer pareille folie des grandeurs? L’historien Alfred Wahl, professeur émérite de l’Université de Metz et auteur d’une récente «Histoire de la Coupe du monde de football» 1, nous livre son analyse. Entretien.

- Les budgets des Coupes du monde ne cessent de gonfler. Votre explication?

Alfred Wahl: Lors de la première Coupe du monde en Uruguay en 1930, c’est l’Etat local qui a pris en charge tous les frais, y compris ceux des équipes participantes: voyage et séjour. Il a construit un grand stade, le Centenario. Cela s’est arrêté là. Ensuite, les budgets ont évolué en fonction de deux réalités: la première, en relation avec la montée de la notoriété de l’événement «Coupe du monde», la seconde en relation avec le rythme de la croissance de l’économie en général. Cette combinaison explique l’évolution du budget: une croissance régulière mais dans des proportions modestes de 1930 à 1962, puis un saut quantitatif de 1966 à 1998, et une démesure avec le Mondial de Corée-Japon en 2002, le plus coûteux jusqu’alors. Depuis, les chiffres ne cessent de prendre l’ascenseur.

- La hausse des coûts s’explique en particulier par la construction de stades toujours plus luxueux. Les exigences sévères de la FIFA n’arrangent pas la facture…

Elles portent surtout sur la sécurité dans les stades. Il a fallu d’abord que les stades disposent de places exclusivement assises censées éviter les mouvements de foule. Puis la pose de grilles a été imposée pour empêcher toute invasion du terrain depuis les tribunes. Solution abandonnée suite à l’écrasement de spectateurs contre ces grilles. A cela s’ajoutent les normes standards pour l’évacuation rapide des stades. Ces exigences n’ont pas empêché l’édification de stades à l’architecture originale. Comme celui de Séoul, qui rappelle un cerf-volant de papier et exprime la spécificité culturelle de la Corée.

- Les dépenses d’organisation pèsent aussi sur les coûts…

Depuis trois décennies, des travaux d’infrastructure sont systématiquement entrepris par les villes hôtes avant les Coupes du monde. L’amélioration de l’accès aux stades a conduit à la construction d’aéroports et d’autoroutes. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, la sécurité des joueurs et des supporters a aussi été renforcée. Les joueurs ont droit à une protection rapprochée. Les rencontres impliquent la mobilisation de milliers de policiers équipés de façon coûteuse: hélicoptères et autres moyens d’intervention.

- L’augmentation des coûts ne s’explique-t-elle pas aussi par le mode d’attribution des Coupes du monde, qui induit une surenchère de la part des pays candidats?

Oui, autant sinon plus que pour les Jeux olympiques: la concurrence effrénée qui sévit pour l’organisation du Mondial conduit à la démesure. Ce qui est grave, c’est qu’elle interdit désormais à des fédérations de pays d’envergure modeste de poser leur candidature. La Suisse (1954), la Suède (1958) ou le Chili (1962) sont désormais exclus de la compétition à laquelle se livrent les Etats riches depuis déjà 30 ans.

- La FIFA ne pourrait-elle pas changer ses standards pour enrayer cette folie des grandeurs?

A priori, vouloir enrayer cette folie des grandeurs me semble aussi utopique que d’espérer freiner la course au profit d’un système capitaliste régi par les lois de la concurrence. C’est une course au gigantisme à laquelle se livrent toutes les grandes firmes vivant, de près ou de loin, du football. Pour la contrer, la FIFA devrait réglementer dans toutes les directions. En fait, elle en a théoriquement les moyens: il lui suffirait de nommer avec soin le collège des personnes appelées à choisir la fédération organisatrice pour qu’il se prononce selon d’autres critères que financiers…

- En attendant, des stades surdimensionnés se mettent à croupir à peine quelques années après le Mondial. Un beau gaspillage…

On ne peut pas généraliser. Certains stades vieillissent naturellement et finissent par être abandonnés pour leur vétusté, comme le Silverdome de 1975 à Detroit (Mondial en 1994). D’autres, édifiés en des lieux écartés, risquent effectivement de se retrouver sans perspective au-delà du Mondial. C’est vraisemblablement déjà le cas en Corée et en Afrique du Sud. En revanche, certains stades sont devenus des mythes, illustrant l’histoire du football. Le Centenario de Montevideo, par exemple, accueille un musée du Mondial de 1930, et Joao Havelange l’a qualifié de monument historique du football.

- Au Qatar, on parle de stades démontables, qui pourraient être offerts ensuite à des clubs nécessiteux. Est-ce réaliste?

Le Qatar fait feu de tout bois pour conserver l’organisation du Mondial de 2022! Il y a déjà eu des tentatives plus modestes d’utilisation de stades pour d’autres manifestations, pour amortir les investissements et permettre la maintenance. Ainsi, le Stade de France (1998) est partiellement modulable pour autoriser l’organisation de spectacles de masse. Cela implique seulement des interventions au bas des tribunes. Un démontage intégral? A quel coût? J’y vois plutôt une opération de séduction désespérée de la part du Qatar. I

* Histoire de la Coupe du monde de football - Une mondialisation réussie, Alfred Wahl, Ed. Peter Lang, 2013. Et FIFA 1904-2004, Le siècle du football collectif, Ed. du Cherche Midi, 2004.

> Voir aussi «La véritable histoire des Coupes du monde», dimanche sur RTS2.

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Quand la FIFA ne pouvait pas se payer les ballons

- La FIFA n’a pas toujours été une puissance financière…

Alfred Wahl: La FIFA a été fondée en 1904. Elle regroupait quelques fédérations européennes à l’origine, dont celle de Suisse. Parmi ses objectifs premiers transcrits dans ses statuts figurait la création d’une compétition internationale entre les sélections des fédérations affiliées. Celles-ci payaient une cotisation à la FIFA. Mais dans un premier temps, l’essentiel de ses revenus provenait d’un pourcentage de 1% perçu sur les recettes des rencontres internationales. Il y a cent ans, en 1914, la FIFA détenait en caisse la faible somme de 3000 florins hollandais. Jusqu’en 1932, elle ne possédait ni siège permanent, ni employé.

- Lors de la Coupe du monde de 1930 en Uruguay, la FIFA n’a même pas pu fournir les ballons…

C’est un récit peut-être légendaire, comme l’histoire de la Coupe du monde en compte tant. Mais effectivement, lors du tournoi final en Uruguay en 1930, la FIFA a dû compter sur les ballons fournis par les équipes qualifiées. Pour la finale, l’arbitre belge, Jan Langenus, aurait même tiré au sort le ballon du match entre celui des Argentins et celui de l’équipe d’Uruguay. Selon la presse, les joueurs uruguayens, vainqueurs de la Coupe, étaient alors beaucoup mieux lotis que la FIFA: ils auraient chacun reçu une maison individuelle. Mais après 1930, tout change pour la FIFA. Les rencontres de la phase des éliminatoires deviennent de plus en plus nombreuses. Et la FIFA peut désormais percevoir un pourcentage de 10% sur les bénéfices du Mondial.

- Dès la 2e Coupe du monde, la FIFA commence à faire des bénéfices. On réalise qu’il est possible de faire du profit avec le Mondial…

La Coupe du monde de 1934 en Italie a rapporté 55 778 francs suisses à la FIFA, soit davantage que les bénéfices de l’ensemble des matches internationaux de toute l’année 1935. La compétition a généré des revenus financiers inédits, en particulier grâce au cinéma et aux retransmissions radio. La presse sportive et les milieux touristiques en ont aussi profité. Ensuite, avec la crise économique et la guerre, la FIFA a connu des difficultés de collecte. Les affaires ont repris après 1945.

- Le véritable boom a finalement eu lieu en 1950, au Brésil…

Le tournoi final au Brésil en 1950 a produit des bénéfices spectaculaires. Cela s’explique par les affluences considérables dans les stades et notamment dans celui de Maracana à Rio, construit pour la circonstance avec 150 000 places. Subitement, la FIFA s’est mise à engranger des montants inconnus jusque-là. Le secrétaire général Ivo Schricker a pu écrire à l’inamovible président Jules Rimet: «Nous sommes riches!»

- C’est sur cet acquis qu’a eu lieu en 1954 le Mondial en Suisse. L’occasion de roder de nouvelles sources de financement?

Lors du Mondial en Suisse, le comité d’organisation présidé par Thommen, également président de la fédération nationale et vice-président de la FIFA, a apporté de nombreuses innovations afin de faire profiter l’industrie touristique et l’économie suisse. Il a mis sur pied une association chargée d’obtenir des actions de propagande dans les consulats étrangers pour attirer les touristes auxquels des excursions étaient proposées entre les matches. Des timbres et écus ont été émis, des objets souvenirs ont été estampillés «Coupe du monde».

Les Suisses ne manquaient pas d’idées. Pour l’anecdote, la corporation des coiffeurs a proposé - ou imposé - à ses clients une coupe «match» doublée d’une friction «spéciale». On voit l’aspect encore artisanal, avec des profits plutôt modestes pour l’économie suisse et la FIFA. On est alors au début des retransmissions télévisées de l’Eurovision qui révolutionneront le Mondial. PFY

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Détrôner La FIFA?

La FIFA pourrait-elle être détrônée par un organisme concurrent? «Ce problème s’est déjà posé en 1999», rappelle l’historien Alfred Wahl. «Une première menace est apparue lorsque l’UEFA a annoncé qu’elle pourrait organiser le championnat d’Europe des nations tous les deux ans. Deuxième menace: un projet de création par un groupe privé d’un championnat d’Europe des grands clubs champions. C’est alors que Sepp Blatter a lancé le projet d’organiser le Mondial tous les deux ans à titre d’avertissement. Depuis, le danger de concurrence semble écarté.» PFY

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