La Liberté

Jaurès, le philosophe devenu militant

Histoire vivante • Le père du socialisme français, assassiné à la veille de la Grande Guerre, était d’abord un philosophe humaniste, un «penseur moral». Cette facette peu connue de sa vie éclaire ses combats politiques.

Jean Jaurès, le 25 mai 1913, au Pré-Saint-Gervais près de Paris, lors d’une manifestation contre la «loi des trois ans» visant à augmenter la durée du service militaire de deux à trois ans. © MAURICE-LOUIS BRANGER/ROGER-VIOLLET IN «JAURÈS – UNE VIE POUR L’HUMANITÉ»/DR
Jean Jaurès, le 25 mai 1913, au Pré-Saint-Gervais près de Paris, lors d’une manifestation contre la «loi des trois ans» visant à augmenter la durée du service militaire de deux à trois ans. © MAURICE-LOUIS BRANGER/ROGER-VIOLLET IN «JAURÈS – UNE VIE POUR L’HUMANITÉ»/DR

Pascal Fleury

Publié le 27.06.2014

Temps de lecture estimé : 10 minutes

Le centième anniversaire de la mort de Jean Jaurès, assassiné par un étudiant déséquilibré le 31 juillet 1914 au Café du Croissant à Paris, à la veille du déclenchement de la Première Guerre mondiale, est l’occasion pour de nombreux historiens, institutions et musées de revenir sur cette figure héroïque de la France. Mais aussi de chercher à mieux cerner l’homme au-delà du «mythe», de tenter d’approcher ce «géant» qui depuis un siècle n’a cessé de nourrir les imaginaires politiques et populaires.

Jaurès est entré dans la légende dès sa mort à 55 ans. Aujourd’hui, tout le monde connaît le père du socialisme français, le brillant tribun de la classe ouvrière, le pourfendeur de l’injustice sociale, le militant des droits de l’homme, l’opposant à la peine de mort, l’apôtre de la laïcité, le fondateur de «L’Humanité», l’inlassable défenseur du capitaine Dreyfus, le chef de file des pacifistes… Mais derrière le personnage d’action, derrière la «bête politique», se cache aussi le penseur humaniste, professeur de philosophie, auteur de deux thèses universitaires qui ont largement inspiré ses combats de terrain.

Enfant surdoué

Pour approcher dans toute son ampleur intellectuelle cet «athlète de l’idée», comme l’a caractérisé Léon Trotski dans un vibrant éloge en 1917, un retour sur son enfance s’impose. Jean Jaurès est issu d’une famille de la bourgeoisie laborieuse de Castres, dans la région Midi-Pyrénées. Ses parents, qui gèrent un petit domaine de six hectares, sont pauvres, comme le note l’historien Gilles Candar, président de la Société d’études jaurésiennes, dans le récent ouvrage collectif «Jaurès - Une vie pour l’humanité» 1. Sa mère est attachée à la foi catholique, «mais sans ostentation ni bigoterie».

Avec son petit frère Louis (qui deviendra amiral), Jean doit parcourir huit kilomètres par jour pour aller à l’école. Il aide aux champs et au marché, apprécie le contact avec la nature, «les pieds dans la glèbe, la tête dans les étoiles», comme le dit un proverbe du terroir. Ce qui ne l’empêche pas d’être un enfant travailleur, sérieux, mémorisant à merveille, qui collectionne prix et accessits dans la plupart des disciplines.

A onze ans, Jean Jaurès décroche une bourse d’études. Il obtient brillamment son baccalauréat puis se distingue à l’Ecole normale supérieure de Paris, rivalisant intellectuellement avec le futur philosophe Henri Bergson, «son camarade si élégant, alors que lui-même est parfois plaisanté pour ses manières rustiques», relève l’historien Candar.

Son agrégation de philosophie en poche, Jaurès se lance dans l’enseignement, d’abord au lycée d’Albi puis à la faculté de Toulouse. Il embrasse la carrière universitaire, mais il est vite happé par la politique où il s’engage «comme un canard va à l’eau», selon les termes d’un grand-oncle militaire. Porté sur la liste d’union des républicains pour le département du Tarn, il devient à 26 ans le plus jeune député de France. Constamment animé par l’idée de justice, il s’affirme peu à peu comme socialiste.

Battu par un candidat conservateur aux élections de 1889, Jaurès reprend son enseignement à la faculté de Toulouse. Il en profite pour achever ses deux thèses en 1891, les soutenant l’année suivante à la Sorbonne. La principale, intitulée «De la réalité du monde sensible», est un livre de métaphysique pure, qui poursuit le débat d’idées mené avec son camarade Bergson. L’autre, «Les origines du socialisme allemand», une œuvre qui a été écrite en latin, est à mettre au registre de l’histoire des doctrines. Jaurès y enracine le socialisme dans la Réforme de Luther.

Ces deux thèses vont asseoir, sur un socle philosophique, son idée de justice et sa vision du socialisme. Un socialisme jaurésien qui, selon l’historien Vincent Duclert, est resté «très réformiste», comme il l’explique dans «Jaurès - La politique et la légende» 2: «Ses deux thèses lui ont permis d’élaborer aussi bien une pensée de l’histoire qui conjugue l’idéalisme de la personne et le matérialisme historique, qu’une vision morale du socialisme à travers sa recherche de justice.»

Cette soif de justice va alors imprégner tous les combats de Jaurès, qui est réélu en 1893 à l’Assemblée nationale. Il luttera en faveur des mineurs de Carmaux en grève en 1892, pour la construction d’une Bourse du travail à Toulouse la même année, contre les «lois scélérates» liberticides édictées après les attentats anarchistes en 1894, contre les massacres des Arméniens en 1896, pour la défense du capitaine Dreyfus en 1898 (réhabilité en 1906), dans ses interventions contre la misère des ouvriers du textile de la vallée de la Lys en 1903, contre la peine de mort en 1908 et surtout, contre l’entrée en guerre de la France.

Une «politique morale»

Jaurès n’a jamais divergé de sa «politique morale», comme la qualifie Vincent Duclert. «Amenant la justice dans la République, dans le socialisme et dans l’humanité, Jaurès a affirmé le droit à la démocratie pour les sociétés et le droit à la dignité pour les personnes», souligne-t-il.

Pour le chercheur du Centre d’études sociologiques et politiques Raymond-Aron, à Paris, «cet idéalisme de Jaurès est profond, puissant, porté par des textes d’une force et d’une hauteur souvent remarquables. Il a été jusqu’à concevoir qu’il pouvait arrêter la guerre parce qu’il pressentait qu’elle allait détruire cet idéal.» Et l’historien de conclure: «Jaurès ne s’est pas contenté d’être un penseur moral, il a agi comme l’inventeur de la politique moderne.» I

1 «Jaurès - Une vie pour l’humanité», collectifs, Ed. Beaux Arts/Archives nationales, 2014
2 «Jaurès 1859-1914 - La politique et la légende». Ed. Autrement, 2013.

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Chronologie

1859 Naissance de Jean Jaurès le 3 septembre à Castres, dans le département du Tarn (Midi-Pyrénées). De famille bourgeoise, il est un brillant élève. Agrégation de philosophie à l’Ecole normale supérieure, puis professeur à la faculté de Toulouse. Marié, deux enfants.

1885 Elu député républicain du Tarn à l’Assemblée nationale à 26 ans puis, en 1893, député socialiste, après avoir soutenu la grève des mineurs.

1898 Publie «Les Preuves» en faveur du capitaine Dreyfus. Puis en 1902, son «Histoire socialiste de la Révolution française».

1904 Fonde le quotidien «L’Humanité», qu’il dirigera jusqu’à sa mort. Jaurès a lui-même écrit plus de 1300 articles dans divers journaux.

1905 Naissance de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) au congrès du Globe à Paris, qui deviendra le Parti socialiste en 1969.

1911 Jaurès publie «L’Armée nouvelle», ses réflexions sur la défense nationale. L’année suivante, il tient un discours contre la guerre au congrès de l’Internationale à Bâle et en 1913, se bat contre la loi prolongeant le service militaire de 2 à 3 ans.

1914 Assassiné le 31 juillet au Café du Croissant par l’étudiant Raoul Villain. Ses cendres ont été transférées au Panthéon en 1924. Jaurès a été immortalisé dans une chanson de Jacques Brel.

2014 Aujourd’hui, 2354 rues et 367 écoles portent le nom de Jaurès en France.

* * *

«Une intégrité morale absolue»

Pour l’historien Max Gallo, auteur de la biographie «Le Grand Jaurès» (Ed. Robert Laffont), cette figure marquante du socialisme est encore capable d’unifier une bonne partie des citoyens français.

- Que représente Jaurès pour les Français?

Max Gallo: On parle de Jaurès parce qu’il est entré de façon fracassante dans l’histoire de France. Il a été comme le disait une poétesse de l’époque «le premier mort tombé en avant des armées». Son assassinat l’a écarté des chemins qu’ont pris d’autres socialistes. Il n’a pas eu à choisir entre l’Union sacrée, Lénine, Rosa Luxemburg… Il a laissé l’idée qu’il faut avoir un rapport positif avec les hommes et non pas les considérer comme des adversaires, il était un socialiste humaniste et il en avait la formation philosophique. Je ne crois pas que ce soit un mythe pour l’ensemble des Français mais il fait partie réellement de ces grandes figures symboliques de la République, de l’humanisme. C’est un personnage capable d’unifier autour de lui une bonne partie des citoyens français. Après son assassinat, il a été considéré comme un martyr par ses électeurs et l’opinion française, les gens pleuraient «Ils ont tué Jaurès».

- Quelle est la pérennité de Jaurès dans le Parti socialiste d’aujourd’hui en France?

Jaurès reste celui qui a fondé le courant politique qui s’appelle le Parti socialiste, avec la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) d’abord. C’est lui qui a réussi à faire l’unité de cette famille politique qui était fortement divisée et qui s’est divisée à nouveau au lendemain de la guerre.

Je crois que Jaurès reste une référence, une référence émue. Son actualité c’est quelques grandes formules - «Le courage c’est d’aller à l’idéal et comprendre le réel» - mais c’est surtout une intégrité morale absolue, un désintéressement absolu. Il y a une mystique chez Jaurès, une éthique politique et un comportement exemplaire dans sa vie privée et dans ses intérêts. Le fait qu’aujourd’hui on ne retrouve pas la même attitude, la même posture faite de désintéressement, de courage, c’est probablement ce qui rend nostalgiques les socialistes qui le connaissent. AFP/PFY

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