La Liberté

Les femmes, ces héroïnes de la patrie

«Histoire vivante» - Grande Guerre • Alors que les hommes protégeaient la Suisse sous les drapeaux, les femmes assuraient la survie économique et sociale du pays. Une exposition itinérante du Musée national relève leur engagement.

Montage de pièces de munitions chez Piccard-Pictet & Cie à Genève. La croissance de la production de matériel de guerre
Montage de pièces de munitions chez Piccard-Pictet & Cie à Genève. La croissance de la production de matériel de guerre
Les foyers du soldat étaient gérés par des femmes. © Archives fédérales suisses/DR
Les foyers du soldat étaient gérés par des femmes. © Archives fédérales suisses/DR

Pascal Fleury

Publié le 05.09.2014

Temps de lecture estimé : 10 minutes

«Nous sommes confrontées au fait que toute notre armée est mobilisée. Le moment est venu pour les femmes de prouver leur sagesse et leur efficacité dans une période difficile et d’utiliser leurs forces pour la patrie.» Ce vibrant appel aux «femmes suisses», lancé peu après le début de la Première Guerre mondiale par la présidente de l’Alliance des sociétés féminines suisses, Klara Honegger, a largement été entendu.

Pendant tout le conflit, des milliers de Suissesses se sont investies corps et âme pour le bon fonctionnement de notre pays, apportant un soutien massif à l’agriculture et à l’économie, remplaçant les hommes dans les administrations, organisant de nombreuses actions d’urgence au profit des soldats, des familles nécessiteuses, des réfugiés et des prisonniers de guerre.

Leur engagement exemplaire, mené par des militantes souvent avant-gardistes, est évoqué dans le cadre de l’exposition «14/18 - La Suisse et la Grande Guerre»*, qui vient de s’ouvrir au Musée national à Zurich et qui fera étape ensuite dans plusieurs villes du pays, dont Neuchâtel et Lausanne.

Dur labeur aux champs

Entre le 3 et le 7 août 1914, plus de 220'000 hommes et 45'000 chevaux entrent en service. La mobilisation est allégée par la suite, mais l’absence des hommes reste lourde pour les femmes qui doivent assumer les tâches agricoles, avec du matériel souvent non adapté à leur taille. «A chaque sillon, dès que l’apprentie laboureuse rencontre une pierre, le manche de la charrue revient violemment contre sa poitrine ou son visage. C’est un véritable calvaire», raconte le documentaire «Elles étaient en guerre - 1914-1918», à voir ce dimanche sur RTS 2.

Les femmes sont d’autant plus sollicitées à travailler dans les champs que les denrées alimentaires viennent à manquer avec l’enlisement du conflit et l’effondrement des importations de céréales américaines en raison de la guerre sous-marine dans l’Atlantique. A partir de 1916-1917, les appels des autorités et des organisations agricoles se multiplient pour augmenter la production indigène, alors que la hausse des prix suscite déjà la grogne des mouvements ouvriers.

Parallèlement aux premiers rationnements, introduits en 1917, Berne met sur pied un Office fédéral du pain pour coordonner l’augmentation de la production de céréales panifiables. Et donne aux cantons et aux communes le droit de cultiver les terres encore non exploitées ou d’en confier l’exploitation à des tiers.

Terrains de football labourés

La Fédération de football, par exemple, doit céder 85% de ses terrains en bail avant l’automne 1917 pour l’agriculture. Même les places d’armes sont réquisitionnées pour planter des légumes. Cette multiplication des cultures impose une main-d’œuvre toujours plus nombreuse. Alors que le Parti socialiste et les syndicats s’opposent à un projet de service civil obligatoire, sur le terrain, les femmes s’organisent. En été 1918, elles créent d’ailleurs à Moudon une Association des paysannes, afin de rapprocher les productrices et les consommatrices par une suppression massive du commerce intermédiaire qui grève les prix.

A l’été 1918, 700 000 Suisses, soit un cinquième de la population, dépendent de la distribution de rations de lait et de pain à prix réduit. Le coût de la vie a plus que doublé depuis le début du conflit mondial. La colère gronde. La «manifestation contre la faim», menée par la militante socialiste Rosa Bloch-Bollag, alias «Rosa la rouge», en juin 1918 devant l’Hôtel de Ville de Zurich, sera annonciatrice de la grève générale de novembre.

Au bureau et à l’usine

Pendant la Grande Guerre, les Suissesses s’engagent aussi dans les administrations. C’est qu’en raison du conflit, les tâches qui incombent à la Confédération se sont multipliées. Pour faire tourner ses nouveaux offices centraux, et faire appliquer les centaines d’arrêtés, ordonnances et autres décrets édictées par Berne (647 en quatre ans!), l’Etat doit engager plusieurs milliers de fonctionnaires supplémentaires.

Dans les entreprises, on fait appel aux femmes même dans les secteurs traditionnellement masculins, comme l’industrie sidérurgique et mécanique, la croissance de la production de matériel de guerre ayant entraîné une pénurie de main-d’œuvre (lire ci-contre). La loi sur les fabriques est assouplie pour permettre d’employer des enfants et des adolescents. Grâce aux services de placement des Centres de liaisons et des associations féminines d’utilité publique, les femmes sans emploi trouvent un poste dans les ateliers de couture de l’armée ou dans des sites improvisés de confection d’uniformes.

 

Aide humanitaire

A l’Agence internationale des prisonniers de guerre à Genève - un service du Comité international de la Croix-Rouge fondé en 1914 - de nombreuses jeunes filles «de bonne famille» officient comme secrétaires, dactylographiant des millions de fiches individuelles de prisonniers et gérant une volumineuse correspondance, le courrier pouvant atteindre 30 000 lettres par jour lors des grandes batailles. Plus de 67 000 prisonniers de guerre des deux camps, malades ou blessés, ont séjourné quelques mois en Suisse durant le conflit.

La Croix-Rouge suisse, pour sa part, fournit de nombreuses gardes-malades et infirmières pour diverses missions sanitaires. Ces femmes accompagnent en particulier les convois de blessés transitant par la Suisse pour être rapatriés, mais se rendent aussi sur le front pour venir en aide aux blessés des différentes nations belligérantes. Ces soignantes seront 69 à succomber à l’épidémie de grippe espagnole en 1918 et 1919.

Ambitions déçues

Pendant la Grande Guerre, les femmes se sont dévouées tous azimuts pour le bien commun. Celles qui attendaient une reconnaissance comme «citoyennes» ont été largement déçues. Le droit de vote était l’une des revendications de la grève générale de 1918. Mais pour la militante genevoise des droits de la femme Emilie Gourd, comme pour de nombreuses autres féministes, ce fut une gifle. Lors des votations organisées en 1919 et 1921 dans six cantons, le suffrage féminin leur fut partout refusé. Ce n’est qu’en 1971 que le droit de vote leur fut accordé au niveau fédéral. Cinquante ans après! I

* «14/18 - La Suisse et la Grande Guerre», jusqu’au 26 octobre au Musée national à Zurich. L’exposition itinérante, qui fera étape à Neuchâtel en 2015 et à Lausanne en 2016, est accompagnée d’un riche ouvrage signé par 25 historiens sous la direction de Roman Rossfeld, Thomas Buomberger et Patrick Kury, et de documents pédagogiques.
> www.grandeguerre.ch

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Des mères pour les soldats

Impossible d’évoquer le dynamisme des femmes pendant la Première Guerre mondiale sans évoquer la Zurichoise Else Züblin-Spiller. Cette journaliste pleine d’initiative et disposant de vastes réseaux a fondé, dans le sillage des femmes antialcooliques et avec l’appui de l’armée, l’Association pour le bien des soldats. Elle ouvre ses deux premiers «foyers du soldat» en novembre 1914 dans le Jura, comme alternative aux auberges, à prix raisonnable et sans alcool. Un millier de foyers suivront pendant la guerre, gérés par des «mères des soldats» consciencieuses.

Les foyers du soldat servent aussi de plaque tournante pour le linge des militaires. Pour financer son projet, Else Züblin-Spiller peut compter sur le Don national féminin créé par des militantes bernoises favorables au droit de vote des femmes. Dès 1917, alors que la sécurité alimentaire n’est plus assurée dans le monde ouvrier, la Zurichoise lance le projet de cantines d’entreprises. La première s’ouvre en janvier 1918 à Uzwil (SG), suivie de 28 autres jusqu’à la fin 1919. Sa société existe toujours sous le nom de SV Group.

L’aide aux soldats, ce sont aussi les «lessives de guerre». L’initiative revient à la Bernoise Emma Müller-Vogt, épouse du conseiller fédéral Eduard Müller, avec le concours de 160 bénévoles lavant et raccommodant les effets des soldats dans le besoin ou sans famille. L’offre a été copiée dans d’autres villes puis reprise durant la Seconde Guerre mondiale. PFY

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Exportation de munitions

Dans l’industrie, durant la Grande Guerre, les femmes sont appelées à assumer les tâches les plus diverses, y compris la fabrication d’armement. Les «munitionnettes», comme on les nomme dans les pays en conflit, sont très sollicitées. Le Conseil fédéral a certes interdit l’exportation d’armes, de munitions et de tout matériel de guerre vers les Etats belligérants limitrophes dès le 4 août 1914, mais pas la fourniture de pièces de munition. Dès lors, ce marché connaît un essor rapide. Les livraisons sont déclarées à la douane comme de simples pièces de laiton ou tuyaux en fer forgé.

Comme l’explique l’historien Roman Rossfeld, dans le riche catalogue illustré de l’Exposition «14/18 - La Suisse et la Grande Guerre», les munitions sont fabriquées aussi bien dans des entreprises établies de longue date comme Zénith au Locle ou Piccard-Pictet & Cie à Genève, que dans des établissements plus petits dispersés à travers le pays. Les Etats belligérants manquent cruellement de détonateurs à retardement et de détonateurs de précision pour les shrapnels, dont la fabrication requiert une grande dextérité technique et convient donc parfaitement à l’industrie horlogère.

Les exportations des marchandises utiles pour la guerre ne connaissent aucun fléchissement jusqu’en 1918. En février 1917, le Conseil fédéral constate que «peu à peu une grande partie de l’industrie mécanique suisse est en fait devenue une véritable industrie de guerre» et que «des commandes colossales des deux camps sont en cours d’exécution en Suisse». Plus de 30'000 personnes sont employées dans ce secteur, la Suisse exportant davantage d’«articles en cuivre» que de montres. Dès 1917, des pacifistes dénoncent le paradoxe entre les livraisons de munitions et la tradition humanitaire suisse. Une manifestation à Zurich s’achève par la mort de trois ouvriers et un policier. Mais Berne refuse de céder, estimant que d’autres secteurs de l’économie seraient alors aussi concernés.

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