La Liberté

Un canal du Nicaragua avec fonds chinois

Voie maritime Censé doubler le canal de Panama reliant l’Atlantique et le Pacifique, le canal du Nicaragua est titanesque: 286 km de voies navigables. Un contrat à huis clos entretient la suspicion envers le président Ortega.

FRANÇOIS MUSSEAU

Publié le 20.06.2014

Temps de lecture estimé : 10 minutes

Reportage à Managua

Après un bon repas, le dimanche 23 mars, l’ingénieur chinois Whang Ching tombe à l’eau et se noie. L’accident se produit à Punta Gorda, au sud du littoral caraïbe du Nicaragua. Le lendemain, Rosario Murillo, la toute-puissante épouse du président Ortega, en informe le pays. Que faisait-il sur cette côte vierge et déserte? Aucun détail n’est donné, ce qui n’étonne guère les Nicaraguayens: leur gouvernement n’a pas la vertu de la transparence. Mais, du même coup, ils obtiennent la première confirmation officielle que des Chinois sont à pied d’œuvre concernant un projet fantastique auquel la population a du mal à accorder du crédit: le grand canal du Nicaragua.

Trois mois plus tôt, en décembre 2013, «El Confidencial» - l’un des rares quotidiens irrévérencieux du pays - avait révélé qu’à cet endroit même, ainsi qu’à Brito (sur la façade pacifique), quelques centaines d’ingénieurs et de techniciens chinois s’adonnaient à des travaux de prospection. Emoi. Le grand canal du Nicaragua ne serait pas un fantôme! Pourtant, pas une déclaration à se mettre sous la dent sur ses préparatifs, ses contours, son tracé… et encore moins ses implications sociales et environnementales pour le pays.

En abordant le sujet dans les rues de la capitale, Managua, c’est le flou artistique dans les têtes. Ce commerçant fait une moue dubitative, ce chauffeur de taxi hausse les épaules avec désinvolture, cette vendeuse de légumes assure qu’il s’agit d’un mirage, ce pharmacien martèle que c’est un «coup de marketing» du comandante Daniel Ortega. Ce qui s’apparente à du réalisme magique latino-américain n’est toutefois pas le fruit de l’imagination.

Concession pour 50 ans

Le 13 juin 2013, grâce à la majorité sandiniste au pouvoir, l’Assemblée nationale a bel et bien approuvé une concession pour 50 ans (renouvelable une fois) à la Hongkong Nicaragua Development Investment Ltd. (HKND), une société jusque-là inconnue, enregistrée dans les îles Caïmans et ayant son siège dans l’ancienne colonie britannique. Dirigée par un entrepreneur chinois, celle-ci s’est engagée à investir 29,5 milliards d’euros, soit quatre fois le produit intérieur brut de la petite nation centre-américaine, la plus pauvre du continent derrière Haïti.

Le projet dépasse toute mesure. Il consiste à percer l’isthme sur 286 km de forêt et de zones humides. Soit plus du triple du canal de Panama, qui fête son centenaire, et qu’il prétend concurrencer: alors que celui-là, largement saturé, ne peut accueillir les porte-conteneurs de plus de 110 000 tonnes, celui-ci permettrait le passage de monstres de métal de 250 000 tonnes et mesurant jusqu’à 455 m de long, appelés les «Post-Panamax».

Deux jeux d’écluses

Le nouveau canal, lui, mesurerait 500 m de large - jusqu’à 3 km si l’on inclut aussi les installations logistiques. Deux jeux d’écluses sont prévus pour s’adapter au lac Nicaragua.

En sus, sur le modèle de Panama, une dizaine de «sous-projets» liés au canal sont annoncés, dont deux ports en eaux profondes (côtés atlantique et pacifique), un aéroport, une ligne de chemin de fer, deux zones de libre commerce, un oléoduc… Le chantier du siècle. De quoi changer la destinée d’un pays s’accrochant à son agriculture exportatrice, sans industrie ou presque, inexistant sur la carte économique du monde et où 40% de ses 6 millions d’habitants survivent avec moins de 50 cordobas par jour (près de 1,50 euro).

Avec ce défi pharaonique d’ingénierie civile, il y a donc de quoi verser dans le superlatif. Ce que n’a pas manqué de faire en mars un député sandiniste, quitte à promettre la lune: «Nous roulerons sur 10 à 15% de croissance pendant des décennies. Le monde entier va nous regarder avec jalousie.» Les autorités ont évoqué la création de 40 000 emplois pendant les onze ans de construction nécessaires. Invérifiable.

Dans la Constitution

Le jour de la signature du contrat avec la HKND, en septembre 2013, l’ancien guérillero sandiniste Daniel Ortega s’est fendu d’un discours prophétique: «Le canal donnera au Nicaragua une pleine et définitive indépendance économique […]. Le peuple de Chine est source d’inspiration, de développement et de croissance pour l’humanité.» Son gouvernement a pris soin de blinder cette concession grâce à une réforme constitutionnelle qui exige, pour la modifier, une majorité qualifiée de députés: le canal interocéanique du Nicaragua est (quasi) gravé dans le marbre. © Libération

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Napoléon III en rêvait déjà en 1846

Ortega peut se pavaner, car c’est un vieux rêve qui semble s’accomplir. Celui caressé par les conquistadors espagnols qui, dès le XVIe siècle, eurent l’intuition qu’un passage par le lac Nicaragua était l’endroit idéal pour faciliter le transport maritime. Celui caressé de plus près encore par la France au XIXe siècle, lorsque Napoléon III y voit, en 1846, une option qui ferait du «Nicaragua, mieux que Constantinople, la route nécessaire du grand commerce et lui permettrait d’atteindre grandeur et prospérité».

Ironie de l’histoire, de tous les projets de percement dans l’isthme centre-américain, la voie nicaraguayenne fut considérée la moins chère par la plupart, du géographe von Humboldt au président américain Ulysses S. Grant. En 1901, les Nord-Américains jettent leur dévolu sur le Panama au lieu du Nicaragua, par seulement huit voix d’écart - en raison des craintes liées à la chaîne de volcans en activité. Le canal de Panama triomphera, mais le premier choix ne sera jamais oublié.

En 1915, les Japonais s’apprêtent à le financer, mais Washington se hâte de verser 2,2 millions d’euros à Managua pour stopper net la tentative. Ces dernières années, alors qu’Ortega se cherche une stature planétaire, des pourparlers ont failli aboutir, notamment avec l’ex-président russe Medvedev. FMU

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Un énigmatique «Chinois ordinaire»

C’est donc un Chinois qui a décroché la palme, le patron (et unique représentant) de la HKND, l’intrigante société à qui, en vertu de la concession, Managua accorde des droits exclusifs sur le «futur canal». Wang Jing est un homme très énigmatique. Les Nicaraguayens en parlent souvent, sans l’avoir jamais vu.

En Chine, la HKND ne dit rien à personne; les médias qualifient Wang Jing d’«entrepreneur secret». Ce Pékinois de 41 ans aurait étudié la médecine traditionnelle. On ne connaît de l’intéressé que ces rares paroles: «Je suis un Chinois ordinaire. Il est impossible d’être plus ordinaire.» Pas tant que cela puisque, à en croire l’agence Bloomberg, il a fait fortune dans un négoce de mines d’or et de diamant en Asie du Sud-Est, et il est le principal actionnaire (possédant l’équivalent de 810 millions d’euros) de la puissante compagnie de télécommunications Xinwei.

Pourquoi les autorités nicaraguayennes ont-elles porté leur choix sur ce tycoon de la téléphonie, méconnu, sans aucune infrastructure à son actif, pour lui confier - sans appel d’offres! - ce gigantesque canal maritime? Mystère. D’autant que Wang Jing avait promis au pays un satellite (Nicasat, 220 millions d’euros) et un nouveau réseau de télécoms (514 millions d’euros) dont on n’a toujours pas vu la couleur.

Au Nicaragua et dans la région, la perplexité est telle que le Chinois taiseux a lui-même tenu à faire savoir que le canal n’est pas une «farce internationale». Joignant le geste à la parole, Wang Jing a invité en septembre 2013, à Pékin, une délégation de 22 businessmen et personnalités nicaraguayens pour les convaincre du sérieux de ses intentions.

«Une farce, une blague? Mais vous êtes fou: plus réel que ce chantier, impossible!» s’exclame Manuel Coronel Kautz, président de l’autorité du grand canal, créée en juin 2012. Léger sourire aux lèvres, il précise que, dans cette affaire, c’est tout un consortium qui est aux manettes: outre la société de l’énigmatique tycoon, on compte la China Railway Corporation (les chemins de fer nationaux), le constructeur américain McKenzie Engineering Group et le consultant britannique Environmental Resources Management, en charge de l’étude d’impact sur l’environnement. «Cette phase se terminera en juillet. A l’automne, on passera à la viabilité économique et, sauf accident, les travaux commenceront à la fin 2014.»

Pourquoi se lancer dans pareille aventure? D’autant que, de bonne source, le coût réel du canal serait au moins le double que celui annoncé de 29,5 milliards d’euros. Les connaisseurs du dossier avancent deux thèses plausibles. La première est que l’Etat chinois est derrière ce chantier de titans. Wang Jing, entrepreneur au profil bas, dont les activités n’ont rien à voir avec ce type d’infrastructure, serait un faux nez de Pékin. Certains médias chinois en sont convaincus, comme Tencent Finance, portail d’informations sur le Net: «Un projet d’une telle magnitude est impensable sans l’engagement du gouvernement.» L’an dernier, sur le site web de Xinwei, le tycoon apparaît avec le président Xin Jinping et les ministres les plus influents.

L’intérêt de la Chine? «Réaliser une vieille ambition: contrôler ce verrou stratégique pour ses exportations et ainsi concurrencer les Etats-Unis, toujours maîtres à jouer du canal de Panama, malgré sa rétrocession au pays, fin 1999», estime un spécialiste du dossier.

L’autre explication tiendrait à une manœuvre diabolique ourdie par Daniel Ortega. L’énigmatique Chinois serait son homme de paille. A travers lui, le leader nicaraguayen s’adjugerait la mégaconcession et les projets d’infrastructures afférents, expropriés donc libres, sans avoir à payer un sou aux caisses de l’Etat. Aux yeux de Sergio Ramirez, célèbre écrivain qui fut vice-président d’Ortega entre 1986 et 1990, avant de prendre ses distances, l’existence même de ce projet est du pain bénit pour le comandante: «Avec la promesse du canal interocéanique, tant désiré depuis si longtemps, Ortega s’inscrit dans le mythe. L’idée sous-jacente est que sa permanence au pouvoir est indispensable à sa réalisation.» FMU

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