La Liberté

«L’islam est un concurrent et un allié»

Dialogue interreligieux Pour Charles Morerod, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg, les musulmans ont leur place dans un Occident aux racines certes chrétiennes, mais aujourd’hui beaucoup plus mélangé. Entretien.

Mgr Charles Morerod: «Ma connaissance de l’islam passe surtout par des relations personnelles.» © Alain Wicht
Mgr Charles Morerod: «Ma connaissance de l’islam passe surtout par des relations personnelles.» © Alain Wicht

Propos recueillis par SERGE GUMY

Publié le 31.10.2015

Temps de lecture estimé : 13 minutes

La liberté de croyance doit-elle s’effacer devant la liberté d’expression? La question sera au centre du débat organisé vendredi prochain à Bulle par le Groupe interreligieux et interculturel de la Gruyère. Mgr Charles Morerod dialoguera pour l’occasion avec Hafid Ouardiri, directeur de la Fondation de l’Entre-Connaissance. L’occasion pour «La Liberté» d’interroger l’évêque de Lausanne, Genève et Fribourg sur les frictions - certains parlent même de choc des civilisations - entre l’islam et le christianisme.

- Que connaissez-vous au juste de l’islam?

Charles Morerod: J’ai rencontré des musulmans à plusieurs endroits et plusieurs moments dans ma vie, j’en ai même eu comme étudiants lorsque j’enseignais à Rome. Ma connaissance de l’islam passe surtout par des relations personnelles.

- Avez-vous lu le Coran?

Des passages, des ouvrages sur le Coran, oui, mais une lecture suivie du Coran, jamais.

- L’islam a-t-il selon vous sa place en Occident, considéré historiquement comme une terre chrétienne?

L’Europe, de fait, ne correspond pas à une entité géographique. Il semble plutôt qu’elle ait été définie en partie par son identité chrétienne. Et dans le subconscient des Européens, subsiste un fond de peur des invasions turques et sarrasines. Mais désormais, en Europe, les populations sont brassées et de nombreux musulmans y sont installés.

- Vous, l’évêque catholique, ne revendiquez donc pas le caractère chrétien de l’Occident?

Je dirais qu’une partie de notre histoire, de notre mentalité et de nos institutions vient du christianisme. Même le préambule de la Constitution fédérale commence par l’invocation: «Au nom de Dieu Tout-Puissant!» Il ajoute que «la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres», ce qui relève d’une inspiration évangélique. Il y a donc une part d’influence chrétienne, c’est sûr. Mais actuellement, le monde est beaucoup plus mélangé.

- Dans les sociétés occidentales, il existe des points de friction avec les populations musulmanes. Simples problèmes de cohabitation ou symptômes d’un conflit plus profond?

Difficile de lire le sens de l’histoire en même temps qu’elle s’écrit. Il y a sans doute la peur d’un affrontement. On a face à face, ou côte à côte, une population d’origine chrétienne, mais qui assez souvent ne sait plus très bien ce qu’est le christianisme, et des musulmans qui, souvent, ont une conviction religieuse plus forte et un désir de transmettre leur religion. Ce désir de conversion aussi provoque des craintes. Reste que si nous avions accueilli ces dernières décennies les immigrés de manière plus chrétienne, sans doute leur aurions-nous donné une image plus positive de notre Occident. Par ailleurs, j’observe que la tension est toujours forte là où la référence religieuse est presque absente. Ainsi, ce qui déstabilise le plus les musulmans en Occident, ce n’est pas tant une société chrétienne qu’une société qui veut exclure la religion, du moins de l’espace public.

. Vous contestez donc tout choc des civilisations entre christianisme et islam?

Il peut y avoir des problèmes plus profonds, y compris dans des pays du Proche-Orient, où les deux religions cohabitent depuis plus d’un millénaire. Les minorités chrétiennes n’y sont toutefois pas persécutées par une majorité des musulmans, mais par certains groupes fondamentalistes. Leur départ de la région affaiblit la connaissance mutuelle entre chrétiens et musulmans. On peut dès lors craindre que la cohabitation en devienne plus difficile et que cela se reporte aussi sur nous. Mais nous en sommes en partie responsables. Quand le président des Etats-Unis George W. Bush lance en 2001 la guerre en Afghanistan et en Irak en parlant de «croisade», cela n’aide pas la cohabitation.

- L’islam est-il, à vos yeux, porteur dans son essence du germe de la violence?

C’est une question que nous pouvons poser aux musulmans, et nous avons des raisons de le faire, parce qu’il y a une part d’expansion guerrière depuis le début de l’islam. Les musulmans, de leur côté, peuvent rétorquer qu’ils devaient alors se défendre.

- Poser la question aux musulmans ne vous empêche pas d’avoir un avis sur la question...

Qu’il y ait une tentation de la violence chez certains musulmans, c’est un fait, comme elle existe chez certains chrétiens.

- Chez certains musulmans ou dans la religion musulmane?

C’est aux musulmans de répondre à votre question. Et quand on la leur pose, on observe que nombre d’entre eux disent que les auteurs de violence ne sont pas de vrais musulmans. A contrario, les partisans de l’Etat islamique affirment que les vrais musulmans, ce sont eux. Les uns comme les autres utilisent des textes du Coran et de la tradition musulmane pour se justifier. Je ne suis pas bien placé pour trancher le débat à leur place.

- Vous célébrez des messes en faveur des chrétiens de Syrie et d’Irak. Pourquoi pour eux seulement alors que la majorité des victimes de la guerre sont musulmanes?

Les chrétiens d’Orient comptent sur nous pour leur manifester un sentiment fraternel. Je le fais très volontiers, tout en sachant que pour qu’il y ait la paix là-bas, il ne faut pas prier seulement pour les chrétiens, mais pour tous ceux qui sont impliqués. D’ailleurs, je suis allé en Jordanie l’automne dernier. J’y ai rencontré le directeur de Caritas Jordanie. Je lui ai demandé s’il aidait beaucoup de réfugiés chrétiens. Il m’a répondu: «Parce que nous sommes chrétiens, nous aidons tous les réfugiés, qui sont en majorité des musulmans.» ça, c’est une attitude chrétienne!

- En tant que dignitaire religieux, l’islam est-il pour vous un concurrent? Un allié sur certains dossiers?

Les deux. Il est clair que l’islam est en partie un concurrent, et depuis longtemps, car comme le christianisme, il se considère comme la révélation ultime et possède un caractère missionnaire. Il y a également une part de convergence sur certains dossiers entre groupes religieux dans une société sécularisée.

- A ce propos, croyez-vous à l’émergence possible d’un islam européen ou suisse, qui accepte une société sécularisée?

Il y a dans l’islam une unité très forte entre la religion et la vision de la société qui est assez naturelle dans les pays où l’islam est majoritaire, mais qui ne l’est pas traditionnellement dans la plus grande partie de l’Europe occidentale.

- L’islam doit-il donc faire son aggiornamento en Europe?

C’est un intéressant parallèle avec l’Eglise catholique. Autrefois, dans les pays de tradition chrétienne, la société était organisée selon le principe: un Etat, une religion. Or, depuis le XVIIIe siècle, des secousses culturelles assez profondes ont peu à peu obligé les Eglises catholique et protestante à comprendre comment présenter la foi dans une société en mutation. Ce que Jean XXIII exprimait en termes d’aggiornamento, et qu’il a fait. Cela implique aussi d’entrevoir positivement la vie dans une société pluraliste.

- Les musulmans doivent-ils selon vous s’adapter à notre mode de vie? Par exemple, tolérez-vous la burqa?

Voir des femmes voilées ne me dérange pas particulièrement. Tout dépend de la signification qu’elles y mettent. Certaines apparemment le vivent très bien. D’autres sont forcées, ce qui est beaucoup plus problématique par rapport à l’image de la liberté individuelle que nous avons chez nous. En revanche, je trouve nécessaire que les femmes complètement voilées acceptent de se soumettre à des contrôles d’identité.

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Une réflexion universitaire bien utile sur l’islam

- A Fribourg, la création d’un Centre islam et société à l’Université est contestée par une initiative populaire lancée par l’UDC. Pourquoi créer un centre de formation, même continue, pour les imams dans une Faculté de théologie catholique?

Charles Morerod: On a dit beaucoup de choses sur ce centre, en raison d’une communication à géométrie variable. J’avais moi-même l’impression au début que le but était de contribuer à la formation des imams dans la société suisse. On l’a dit moins par la suite. Je ne sais pas si c’est par crainte de la prochaine votation populaire.

»Si le but est de permettre à des musulmans vivant en Suisse de bien comprendre comment présenter leur religion dans un contexte suisse, et à des non-musulmans de mieux connaître l’islam, un tel centre peut être utile. Car si l’Etat n’intervient pas du tout dans le contrôle de la formation des imams, il se désintéresse du contenu de leurs prêches et de la manière dont ils ont été formés ailleurs. Avoir une telle réflexion universitaire sur l’islam en Suisse me semble donc utile, y compris pour notre sécurité.

- Mais est-ce bien le rôle de l’Etat?

Il se préoccupe bien de la formation des prêtres et des pasteurs! Les Facultés de théologie, catholique ou protestante, sont en effet financées par l’Etat. Trier le bon imam du mauvais au nom de l’ordre public me paraît en revanche peu compatible avec notre société démocratique.

- Centre islam et société, burqa, minarets. A chaque fois, l’UDC est derrière ces débats. Donne-t-elle une voix aux craintes sourdes de la population ou instrumentalise-t-elle ces peurs à des fins électoralistes?

Une partie de la population a l’impression que c’est seulement dans l’urne qu’elle peut exprimer sa crainte de l’islam, c’est un fait. Et cela fait partie du succès de l’UDC. Cela doit nous stimuler à chercher un vrai dialogue sur ces questions.

- Si vous-même ne saisissez pas bien le but du Centre islam et société, n’est-ce pas sain que l’UDC lance le débat au travers de son initiative?

Le fait qu’on ne sache pas exactement quel est le but de ce centre explique en effet cette réaction de l’UDC. A cela s’ajoute une crainte assez irrationnelle de l’inconnu, de l’autre, que je regrette. Mais on voit qu’elle existe surtout là où on se connaît peu. A Fribourg, quand la paroisse Saint-Pierre a décidé de mettre une maison à disposition de requérants d’asile, je n’ai constaté quasiment aucune réaction. Vous sortez de quelques kilomètres, et ces craintes suscitées par les demandeurs d’asile s’expriment plus. SG

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Supplément en ligne

«Les carricatures peuvent être blessantes»

- Le débat entre l’islam et la société occidentale se cristallise autour de la limite entre liberté de croyance et la liberté d'expression. On l’a vu avec les caricatures de Mahomet ou l’attentat contre « Charlie Hebdo ». Comment vous positionnez-vous?

Le pape François a dit un jour à propos de la liberté d'expression: si quelqu'un se moque de ma mère en public, il doit s'attendre à recevoir mon poing sur la figure. On devrait pouvoir comprendre que pour un croyant très attaché à sa religion, certaines caricatures peuvent être blessantes. En tant que chrétien, on essaie cependant de réagir de manière chrétienne, si possible en n'allant pas tuer l’autre. Quelques musulmans l'ont fait en commettant l’attentat contre Charlie Hebdo ; on ne peut cependant pas dire que ce sont tous les musulmans.

Mais il y a un drame à deux faces dans cette histoire. Si on offense continuellement les musulmans, il n'est pas étonnant que quelques-uns réagissent. Mais alors, où mettre la vraie limite à la liberté d'expression ? Celle-ci ne saurait être totale. La preuve : si vous faisiez en Une de « La Liberté » une apologie du nazisme, vous seriez condamné en justice.

- Vous arrive-t-il d'être blessé dans votre foi par des caricatures?

Certains dessins par Charlie Hebdo étaient franchement de très mauvais goût et blessants pour un chrétien. Mais les humoristes, tout au long de l'histoire, ont servi à amener un certain esprit critique chez ceux dont ils se moquaient, et c'est aussi utile.

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Conférence-Débat à Bulle

Mgr Charles Morerod participera vendredi 6 novembre à une conférence-débat «Liberté d’expression et de croyance» avec Hafid Ouardiri, directeur de la Fondation de l’Entre-Connaissance. Organisée par le Groupe interreligieux et interculturel de la Gruyère, cette conférence aura lieu à 19 h 30 au restaurant des Halles, à Bulle.

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