La Liberté

La dictature de l’«homme nouveau»

L’Allemagne de l’Est envoyait sa police politique jusque dans les écoles pour réaliser son idéal utopique

«Nous vivrons mieux avec le plan quinquennal», assure cette affiche de propagande. En 1951, le rêve d’un homme nouveau dans une société socialiste parfaite était encore intact. © Stiftung Haus des Geschichte/DR
«Nous vivrons mieux avec le plan quinquennal», assure cette affiche de propagande. En 1951, le rêve d’un homme nouveau dans une société socialiste parfaite était encore intact. © Stiftung Haus des Geschichte/DR

Propos recueillis par
 Pascal Fleury

Publié le 17.03.2017

Temps de lecture estimé : 9 minutes

Communisme » Pendant quarante ans, de 1949 à 1989, la République démocratique allemande (RDA) a rêvé de forger un «homme nouveau» au service d’une société socialiste parfaite. Pour atteindre cet idéal utopique, récurrent dans les dictatures, le régime n’a pas hésité à envoyer sa police politique dans les écoles et à enlever des enfants de dissidents.

Auteur de plusieurs études sur le sujet 1, l’historien Emmanuel Droit, directeur adjoint du Centre Marc Bloch à Berlin, décrypte cet Etat totalitaire où chaque école était «une machine à construire la société».

Qui est cet «homme nouveau» dont rêvait la RDA?

Emmanuel Droit: C’est un projet quasi prométhéen, qui naît sur les ruines du national-socialisme. L’idée est de faire table rase de l’idéologie militariste, impérialiste et raciste nazie pour construire une société socialiste nouvelle. L’homme nouveau doit développer des qualités intrinsèques à cette société: un attachement aux valeurs de paix, d’égalité, de justice et de solidarité entre les peuples, mais aussi une haine de la guerre, de l’impérialisme et du fascisme. L’ambition est que tous les enfants qui naissent dès 1949 soient dotés de ces qualités pour servir le régime.

De quel modèle s’inspire cet homme socialiste nouveau?

L’inspiration est double. Elle est évidemment communiste, la RDA étant une réponse soviétique à la création de la République fédérale d’Allemagne en mai 1949. Jusqu’à la mort de Staline, on observe un processus de soviétisation. Ainsi, les textes pédagogiques des années 1950 sont des traductions d’ouvrages russes. La RDA ne doit cependant pas être vue comme une simple province soviétique. Les Allemands de l’Est sont aussi les héritiers d’un mouvement ouvrier national de longue tradition, qui se réfère à Marx et Engels.

Vous vous êtes penché principalement sur l’éducation socialiste en RDA. Comment les enfants étaient-ils «formatés» à l’école?

Le discours idéologique était très fort en histoire ou en éducation civique. Mais la formation de l’homme nouveau ne se limitait pas aux cours. Les enfants étaient pris en charge par des organisations de jeunesse: les jeunes pionniers de 6 à 15 ans, puis la Jeunesse libre allemande. Ils y recevaient une formation politique, étaient formatés idéologiquement pour devenir des citoyens socialistes parfaits. Ce formatage passait par des discussions politiques, des excursions dans la nature, la rencontre d’ouvriers, la découverte d’anciens camps de concentration, la visite de casernes où les «bons soldats» défendaient la patrie contre «les méchants impérialistes». La vision d’un monde binaire de type guerre froide était fortement diffusée.

Comment les enfants recevaient-ils pareil discours?

Les enfants issus de familles socialistes intégraient facilement l’idéologie du régime. Ceux des familles opposées au système, en revanche, n’étaient pas dupes. Certains le disaient ouvertement, risquant une exclusion. La plupart des jeunes faisaient toutefois semblant d’y croire. Ils donnaient le change à l’école mais regardaient la télévision de l’Ouest à la maison.

Il y avait aussi des écoles ­spéciales pour les futures élites…

L’élitisme était tabou dans les sociétés socialistes, qui se voulaient égalitaires. La RDA n’en était pas moins confrontée à la question de la succession de ses élites. D’autant plus qu’avant la fermeture du rideau de fer en 1961, des milliers de médecins, avocats et professeurs étaient partis en RFA. Des écoles spécialisées dans les langues, les sciences et le sport ont alors été créées sur le modèle soviétique. Les élèves les plus doués étaient recrutés sur la base de leurs notes et de leurs convictions politiques. L’esprit de compétition était stimulé par des olympiades de maths, physique ou russe, et par des joutes sportives.

L’homme nouveau devait donc avoir des qualités physiques?

Oui. L’homme socialiste se voulait sportif. Il y avait une grande valorisation des sports collectifs à l’école, avec un côté très hygiéniste. Les sports individuels étaient qualifiés de «bourgeois», sauf s’ils exigeaient un dépassement de soi. Des «spartakiades», mêlant athlétisme et éducation politique, étaient organisées au niveau local, régional et national. Les futurs champions y étaient repérés.

Etant populaire et démocratique, le sport permettait de soutenir l’idéologie du régime. Et le cas échéant, de préparer la jeunesse au combat. Il ne faut pas y voir un culte du corps exaltant une supériorité raciale, comme dans le nazisme. Si le corps était glorifié dans le naturisme, très en vogue en RDA, c’était davantage dans l’idée d’une harmonie avec la nature, voire d’un rejet des valeurs bourgeoises.

L’un de vos livres s’intitule 
La Stasi à l’école. Que faisait la police politique dans les préaux?

La Stasi était censée surveiller, contrôler, réprimer toute forme d’opposition ou de déviance politico-idéologique. Cette déviance pouvait être simplement de porter un jeans de l’Ouest, d’avoir les cheveux longs, d’écouter de la musique occidentale. Pour infiltrer le champ scolaire, la Stasi a recruté des enseignants dès les années 1950, ainsi que des lycéens de 16 à 18 ans. Des officiers traitants produisaient des rapports. Mais dans les années 1970 et 1980, les arrestations étaient rares, la Stasi n’étant alors plus un instrument de répression.

Tout de même, le régime n’hésite pas à enlever des enfants de familles dissidentes. On parle 
de 10 000 «enfants volés»…

Pour une part, il s’agit de cas sociaux. La garde des enfants est retirée aux parents incapables de s’en occuper. En RDA, on se méfiait des familles pauvres avec beaucoup d’enfants. Il y a toutefois aussi eu des enlèvements d’enfants pour des raisons politiques, par exemple si les parents cherchaient à s’enfuir à l’Ouest. Ces enfants étaient confiés à de «bonnes familles» socialistes. Cela a provoqué des drames épouvantables. Ces cas ne sont pas répertoriés et difficilement chiffrables.

Que reste-t-il aujourd’hui de cette utopie de l’homme socialiste nouveau en Allemagne?

Assurément la place des femmes dans le monde du travail et de la politique. Ainsi, pour les élections générales de septembre, les candidats principaux des grands partis sont pratiquement tous des femmes originaires d’Allemagne de l’Est: Angela Merkel (CDU), Frauke Petry (AfD), Sahra Wagenknecht (Die Linke), Katrin Göring (Verts)... Ce succès des femmes, en dépit de l’échec de l’égalité en RDA, est un bel héritage de l’époque socialiste. Plus négatif: la montée de la xénophobie. Les Allemands des nouveaux Länder ont un rapport très compliqué avec les étrangers, ayant vécu longtemps en vase clos. La crise des migrants en 2015 a stigmatisé ce problème. Le succès du mouvement populiste Pediga en est une démonstration.

1 Emmanuel Droit, Vers un homme nouveau?, Ed. Presses universitaires de Rennes, 2009, et La Stasi à l’école, Nouveau Monde Editions, 2009.


 

La Jugendweihe, Un rite de passage à dimension quasi religieuse

Le projet de création d’un homme socialiste nouveau incluait aussi un rituel quasiment religieux, la Jugendweihe. Ce rite de passage vers le monde adulte, fixé à 14 ans, reposait sur une vieille tradition du mouvement ouvrier allemand du XIXe  siècle. «Il a été instrumentalisé dès 1954, au départ pour contrer la célébration de confirmation de l’Eglise évangélique, principal opposant au socialisme», explique l’historien Emmanuel Droit, précisant qu’il s’agissait aussi de montrer que la RDA était un pays sécularisé et moderne.

La Jugendweihe se déroulait dans des salles des fêtes ou des théâtres. Les jeunes devaient prêter serment de fidélité au régime. Dans les années 1970, quand la RDA entre dans l’ère de la société de consommation, l’idéologie devient moins importante. La célébration est surtout l’occasion de fêtes de famille et de cadeaux pour les adolescents.

La Jugendweihe s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui dans les nouveaux Länder, dans les milieux non pratiquants. A Berlin, par exemple, de nombreux jeunes accomplissent encore ce rite de passage. La manifestation est organisée par des associations de parents qui tiennent à transmettre cette tradition. La fête a perdu sa teneur idéologique communiste au profit d’un message humaniste de paix, d’écologie et de tolérance. PFY

Radio: Ve: 13 h 30 TV: Le mystère des enfants volés
Di: 20 h 35
Lu: 23 h 25

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