La Liberté

Les négationnistes, ces «incendiaires de la mémoire»

Le terme «négationnisme» faisait au départ référence à la négation de la Shoah. Par extension, il a été utilisé pour la négation du génocide des Arméniens et celui des Tutsi. Avec ce constat: dès son commencement, le génocide porte les germes du négationnisme. Explication du phénomène avec une spécialiste de la Shoah et de son négationnisme.

 

Les déclarations du négationniste Robert Faurisson dans «L'Express». © RTS/Histoire vivante
Les déclarations du négationniste Robert Faurisson dans «L'Express». © RTS/Histoire vivante
Génocide et négationnisme sont deux faces d’une même pièce. Keystone
Génocide et négationnisme sont deux faces d’une même pièce. Keystone

Propos recueillis par Kessava Packiry

Publié le 13.04.2014

Temps de lecture estimé : 12 minutes

Un peu plus d’un million d’Arméniens liquidés en 1915 et 1916, entre 5 et 6 millions de juifs exterminés durant la Seconde Guerre mondiale, plus de 800'000 Tutsi massacrés au Rwanda il y a vingt ans: au cours du XXe siècle, trois génocides ont été officiellement reconnus. Mais il est encore des hommes qui nient les faits.

«Histoire vivante» (RTS) revient dimanche sur les «incendiaires de la mémoire», ces négationnistes qui composent la face cachée des génocides. Docteure en histoire, Stéphanie Courouble Share est une spécialiste de la question, tout particulièrement de la négation de la Shoah. Jointe en Israël, où elle vit, la Franco-Israélienne apporte son éclairage.

- Le métier d’historien implique une remise en question constante. Jusqu’à quel point un chercheur peut-il avancer dans la connaissance sans pour autant tomber dans le négationnisme?

Stéphanie Share: L’Histoire est une discipline complexe. L’historien travaille sur des documents en constante évolution. Il est ainsi perpétuellement dans la critique et la révision des événements. Observant un contexte, il écrit l’histoire avec une mosaïque de documents. C’est pour cette raison que l’historien tend vers la vérité, mais ne prétend jamais l’atteindre. Les négationnistes jouent avec cette complexité, ils nient l’authenticité des documents historiques en notre possession, donnent une fausse interprétation d’autres documents et construisent une histoire fictive.

Ils utilisent aussi la fragilité des témoignages; ou celle des images, en jouant sur le trucage. Enfin, il y a les notions de rumeurs et de mythes. L’historien doit toujours les gérer. Mais les négationnistes les utilisent à leur escient. Par exemple, la rumeur du savon fabriqué avec de la graisse humaine durant la Seconde Guerre mondiale est restée longtemps dans l’espace public. Les négationnistes affirment que si la rumeur du savon existe, celle des chambres à gaz aussi.

- Le fait qu’une thèse négationniste surgisse ne reflète-t-il pas la faillite de l’historien?

L’historien a toujours dû composer avec les lacunes de l’Histoire. Et ces lacunes ont été utilisées par les négationnistes. De plus, l’historien est tributaire de l’ouverture des archives et de la gestion de cette mémoire par le politique. Pour le génocide des juifs, son histoire n’était pas encore écrite - et elle est toujours en évolution - que les négationnistes étaient déjà à la nier.

Dans les années 1950-60, les historiens, comme les dirigeants de la communauté juive, pensaient qu’il ne fallait pas réagir à leurs propos. Mais plus les négationnistes s’imposaient dans l’espace public, plus ils niaient des documents, plus les historiens pensaient qu’il fallait répondre. Nous sommes donc entrés de plus en plus dans les détails pour les contrer. C’est ainsi, il faut le dire, que les négationnistes ont donné une impulsion à l’étude du génocide.

- Et le rôle des médias dans ce combat?

A la fin des années 1970, les historiens ont organisé de nombreuses conférences internationales pour répondre aux propos des négationnistes. Mais ils ont été peu médiatisés. La presse préférait donner la parole à un intellectuel qui nie les chambres à gaz, c’est plus «intéressant». Ainsi en 1979, le négationniste français Robert Faurisson a-t-il pu publier un article entièrement libre dans «Le Monde»! Ça a été interprété par les négationnistes - qui, par ailleurs, cultivent la paranoïa en affirmant qu’on ne leur donne jamais la parole - comme une victoire.

De plus, on qualifie régulièrement Robert Faurisson d’historien. Il ne l’est pas! Il faut plus de vigilance. Les médias ont aussi cherché à confronter historiens et négationnistes au travers de débats. Or un astrologue ne discute pas avec un astronome. Il n’y a pas de possibilité de débats entre eux. Toutefois, les choses ont changé: la société médiatique a évolué. Les mises en procès contre les négationnistes ont accordé une place plus importante à l’historien.

- Qu’ont donc à gagner les négationnistes?

Leur combat est idéologique. Avec le génocide des juifs, on a des nazis qui entendent cacher leur crime. Un combat repris ensuite par les néonazis. Ils veulent déculpabiliser Hitler et le nazisme. Ils ont besoin de nier l’énorme machine d’extermination, en affirmant que les victimes juives sont moins nombreuses qu’on le dit; qu’elles sont mortes à cause des maladies, à cause de la guerre. Mais pas à cause des chambres à gaz. Ils prétendent que les juifs ayant survécu sont plus nombreux qu’on le croit. L’indemnisation qu’on leur a donnée en a fait des gens encore plus riches. On tombe dans un antisémitisme pur et dur. Puis dans l’antisionisme: Israël profite de ce mensonge pour imposer un Etat sur le dos des Palestiniens…

- A quel instant s’arrête la liberté d’expression?

Chaque pays a des lois différentes. Au Etats-Unis, la liberté d’expression est totale. Un négationniste a le droit de s’exprimer dans la presse sans pour autant risquer un procès. En Europe, un négationniste peut difficilement s’exprimer car il se heurte à des lois contre l’antisémitisme ou contre le négationnisme, imposées à partir des années 1990.

En Allemagne par exemple, depuis les années 1980, la loi est très vigilante par rapport au négationnisme. Il me semble que dès le moment où il y a offense à des déportés, à des familles de déportés, dès le moment où il y a antisémitisme, dès le moment où cela va entraîner une certaine violence dans la société, pourquoi ne pas appliquer la loi?

- Quels risques les thèses négationnistes font-elles peser sur la société?

Un négationniste ne détruira pas l’Histoire. Ce qu’il détruit, c’est la mémoire. Encore une fois, c’est une offense aux déportés, que l’on fait passer pour des menteurs, c’est un discours de haine. Ce qui peut conduire à la violence. C’est là qu’il faut faire attention, car il y a une influence sur les jeunes générations. Je remarque que depuis quelques années, les propos négationnistes prennent beaucoup plus d’ampleur.

J’interviens auprès de professeurs francophones de France et de Belgique à l’Ecole internationale pour l’étude de la Shoah à Yad Vashem: j’observe que certains enseignants se trouvent désarmés vis-à-vis des propos négationnistes de leurs étudiants. Ils se permettent plus aisément des propos antisémites. L’effet Dieudonné a beaucoup joué. Les professeurs sont de plus en plus désarçonnés. Ils ne savent pas comment répondre à une telle haine.

- Comment combattre le phénomène?

La meilleure façon reste l’enseignement. L’enseignement de l’Histoire bien évidemment, mais aussi l’enseignement du négationnisme: faire comprendre à ces jeunes qu’ils sont devant des personnes qui cultivent des liens avec des mouvements extrémistes. Et que cela menace le bien-vivre ensemble. Je crois également aux études comparées pour sensibiliser toutes les histoires. Par exemple: demander aux élèves d’origine algérienne comment ils réagiraient si on leur disait que la guerre d’Algérie n’a pas eu lieu.

- Quel est votre lien avec la Shoah?

Mon grand-père hongrois, Joseph Guttmann, était un ancien déporté. Effectivement, je pense qu’on ne peut pas s’intéresser à un sujet tel que le négationnisme sans avoir une histoire de famille à comprendre, à expliquer. Mon grand-père n’a jamais parlé de ce qu’il a vécu. Il a perdu sa première femme, ses parents, son premier fils dans les camps.

Mon travail en tant qu’historienne est une manière de défendre sa mémoire. Après des années sur le sujet, je suis comme un médecin qui voit du sang tous les jours. Je suis entièrement insensible aux propos négationnistes. Je les étudie comme un médecin va étudier un corps.

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Le paradoxe

De nombreux intellectuels cultivent les thèses négationnistes. Impensable? «Un intellectuel n’est pas dénué d’idéologie, éclaire Stéphanie Share. Quant aux autres, sans idéologie, je pense qu’ils sont convaincus par leurs propos. Beaucoup de ces intellectuels sont aussi issus de mouvements de pensées comme le libertarianisme aux Etats-Unis, qui refuse la vision manichéenne de l’Histoire: il va dire qu’il y a autant de crimes commis par les alliés que par les nazis.» La plupart de ses membres sont historiens à la base. Certains vont peu à peu dévier vers le négationnisme et vers l’antisémitisme.

En France, on trouve le mouvement libertaire, d’ultra-gauche. Pour ce mouvement, l’opposition entre le fascisme et la démocratie, symbolisée par Auschwitz, est fictive. Il lui faut donc réduire ce support. «Dans la logique marxiste du mouvement libertaire, Auschwitz est un alibi pour rattacher les travailleurs à la démocratie, et les empêcher ainsi de faire la révolution», indique Stéphanie Share.

«Dans sa logique toujours, il est impossible que le capitaliste nazi ait tué une force de travail durant la guerre.» Ainsi, on est en présence d’un paradoxe qui réunit différents mouvements - de l’extrême gauche à l’extrême droite - dans un même refus. Le négationnisme s’est également installé dans les pays arabes. Depuis les années 2000, l’Iran apporte son soutien officiel au négationnisme.

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Des déportés le disaient: «Ils ne me croiront pas!»

Comme l’Histoire, le génocide est complexe. Stéphanie Courouble Share se réfère à Catherine Coquio, professeure en France et présidente d’une association sur la recherche sur le génocide. «Elle analyse que chaque génocide a le même problème: écrire son histoire. Elle explique ainsi que tous les génocides deviennent des non-événements, puisqu’il y a la négation des témoins, la négation des criminels, la destruction des preuves.»

Pour Catherine Coquio, l’historien se retrouve dans des difficultés qu’il ne rencontre pas avec d’autres événements historiques. Il doit alors se rattacher au travail du juge, des procès qui s’ensuivent, pour établir sa lecture de l’histoire.

On peut appliquer ce phénomène au génocide juif. «Il y a de nombreuses difficultés à écrire l’histoire de ce génocide. Il y a des implications politiques, qui ne facilitent pas son historicisation. Surtout, comment croire à l’incroyable? Même les nazis le disaient: c’est tellement incroyable que personne ne vous croira», rappelle Stéphanie Share.

Et de citer le poète Yitzahak Katznelson, qui avait écrit en 1943, quelques mois avant sa mort dans le camp d’Auschwitz: «Ils ne croiront pas. Ils ne croiront pas que la nation d’Hitler a préparé et exécuté un massacre de sept millions d’âmes juives. Ils ne le croiront pas - et pire. Ils feront semblant de croire au grand mensonge que cette immonde nation a utilisé pendant la guerre: nous n’avons pas tué les juifs. Les juifs sont morts sur le chemin des camps de concentration. Ils sont morts parce qu’ils sont faibles […] Ils ont fabriqué ces terribles mensonges pour les oreilles des nations qui les ont combattus - comme une excuse, un prétexte, une autojustification.»

Propos reccueillis par Kessava Packiri

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