La Liberté

Deux meurtriers, un procès

L’article en ligne – Critique BD » Avec L’Homme qui tua Chris Kyle, les artistes Nury et Brüno nous proposent un documentaire sur la glorification de Chris Kyle et sur son meurtrier.

Plusieurs fois dans l’album, Brüno dessine les cercueils des victimes irakiennes du sniper Chris Kyle. © Éditions Dargaud
Plusieurs fois dans l’album, Brüno dessine les cercueils des victimes irakiennes du sniper Chris Kyle. © Éditions Dargaud

Lise Schaller

Publié le 07.07.2020

Temps de lecture estimé : 4 minutes

Ceux et celles auxquels le nom de Chris Kyle ne rappelle rien se souviendront peut-être du film américain dont il est le protagoniste : American Sniper. Chris Kyle revendique avoir tué 255 personnes lors de la guerre d’Irak, dont 160 des personnes abattues ont été confirmées, ce qui en fait le tireur d’élite le plus meurtrier de toute l’histoire des États-Unis d’Amérique. Chris Kyle est revenu de ses quatre « tours » en Irak largement décoré, et avec un surnom : La Légende. Il est assassiné en 2013 par un ancien marine : Eddie Ray Routh, alias l’homme qui tua Chris Kyle.

S’il est fêté en « héros » aux États-Unis, le sniper est aussi le symbole de l’invasion barbare de l’Irak. Le titre de la BD rend curieux : comment les auteurs de L’Homme qui tua Chris Kyle, Fabien Nury et Brüno, aborderont-ils l’histoire ? Nous serviront-ils un récit centré sur les souffrances du soldat américain comme la plupart des films hollywoodiens traitant de la guerre ? Car on n’écrit jamais l’histoire de façon neutre et ça, les auteurs le savent, comme le démontre leur avertissement figurant au début de l’album : « Ce livre présente le point de vue personnel des auteurs sur les meurtres de Chris Kyle et Chad Littlefield, et de ce fait, il est évidemment sujet à des appréciations différentes des protagonistes représentés. »

Cette remarque transporte le lecteur tout au long de cette BD-documentaire poignante. Le récit débute alors que La Légende est déjà rentrée dans sa patrie. Plutôt que de s’attarder sur la guerre, il décortique les pensées qui ont pu traverser le sniper et son meurtrier, étalant de façon détaillée et excellemment documentée le tourbillon médiatique malsain qui accompagne Chris Kyle à sa rentrée d’Irak et après sa mort. Taya Kyle, la femme de Chris, qui s’est fait beaucoup d’argent grâce à la valeur iconique de feu son mari, n’échappe pas non plus à la critique.

Le lecteur est indirectement invité à se questionner sur le bien, le mal, la faute et la folie. On se surprend à passer de l’empathie au dégoût en l’espace de quelques pages et on comprend vite que dans cet album, il faudra se passer d’un héros. La froideur des planches, elle, laisse de la place aux sentiments du lecteur et à une bonne part d’interprétation personnelle. Brüno a pris soin de cacher les yeux de Chris Kyle.

 

Chris Kyle aurait abattu 30 pillards – des civils – en Nouvelle-Orléans après l’ouragan Katrina.

Il aurait ainsi près de 250 vies humaines éteintes à son actif.

Chris Kyle était sans doute malade.

Eddie Ray Routh était, lui aussi, très certainement malade.

Il n’aurait tué personne, durant la guerre.

Il a tué deux hommes américains, dont une célébrité.

Il purge une peine de prison à perpétuité, sans remise de peine.

Chris Kyle n’a souffert aucun procès.

 

La loi a parlé, pas la justice

Je repose donc la question : les auteurs nous servent-ils un récit centré sur les souffrances du soldat américain comme la plupart des films hollywoodiens traitant de la guerre ?

Non. Le regard progressiste porté sur la glorification américaine de Chris Kyle et des armes, pour ne citer que deux thèmes, ne laissent aucun doute sur l’avis des auteurs. Dans une interview accordée au journal La Nouvelle République, Fabien Nury se souvient de l’élément déclencheur de ses recherches : « C’est l’élection de Donald Trump qui m’a ramené à cette histoire qui parle d’une certaine Amérique blanche réactionnaire qui terrifie. Fin 2016, j’ai commencé à me documenter et ce que j’ai trouvé s’est avéré bien plus fou que je ne le pensais. »

On déplore juste que les auteurs n’aient pas utilisé le haut potentiel réaliste et artistique de cette BD pour mettre les victimes irakiennes au centre du récit, y préférant les vétérans américains délaissés par la nation.


Scénario : Fabien Nury

Dessin : Brüno

Éditions Dargaud

Paru en avril 2020

164 pages

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