La Liberté

Quand l’école mettait les voiles

Pédagogie • Durant onze ans, de 1997 à 2008, Jean-Claude Fleuret, un instituteur genevois, a emmené des adolescents en mer. Il raconte cette école maritime.

Jean-Claude Fleuret lors d’une transat: tout le bonheur de l’école au grand large. © DR
Jean-Claude Fleuret lors d’une transat: tout le bonheur de l’école au grand large. © DR
Jean-Claude Fleuret regrette que l’enseignement fonctionne sur la sanction (notes, appréciations, etc.), alors que la mer, elle, impose son propre barème. © DR
Jean-Claude Fleuret regrette que l’enseignement fonctionne sur la sanction (notes, appréciations, etc.), alors que la mer, elle, impose son propre barème. © DR

Jean Ammann

Publié le 01.09.2015

Temps de lecture estimé : 9 minutes

Pour tous les élèves du monde, le comble de la difficulté fut toujours, au bout d’un énoncé abstrus, de calculer l’âge du capitaine. C’est une question qui n’a jamais posé le moindre problème aux élèves embarqués sur «Drisar III» et «Drisar IV», car le capitaine, Jean-Claude Fleuret, est né en 1947 et il n’en faisait pas mystère.

Durant onze ans, jusqu’en 2008, cet instituteur genevois domicilié à Céligny a organisé onze croisières transatlantiques, embarquant au total 84 adolescents dans sa ronde des alizés: «A l’âge de 50 ans, raconte Jean-Claude Fleuret, je me suis retiré de l’enseignement, avec l’envie de partir en mer. Mais j’ai tout de suite combiné cette idée avec un projet pédagogique.» L’association 1000 Sabords voit le jour: elle offre à Jean-Claude Fleuret un plus large soutien, lorsqu’il s’agit de convaincre les assurances et les services de la Protection de la jeunesse. En septembre 1997, «Drisar III», un ketch de 16 mètres, appareillait pour une traversée de l’Atlantique qui allait durer huit mois. A son bord, cinq jeunes adolescents âgés de 13 à 17 ans qui, comme Philippe Lavil préfère l’amour en mer, préféraient l’école en mer.

«Ces enfants, raconte Jean-Claude Fleuret, ont totalement coupé le contact avec leur environnement familier: pas de télévision, pas de téléphone… Une sorte de huis clos. On sait que l’on part pour six ou huit mois, qu’il y a un début et une fin à cette aventure.» Peut-on dire que les passagers de «Drisar» sont des élèves en difficulté scolaire? «Pas forcément, répond Jean-Claude Fleuret. Certains, c’est vrai, traversaient une période scolaire difficile, d’autres étaient en rupture sociale, d’autres encore étaient des surdoués…»

A bord, il y a les tâches ordinaires de l’équipage et les tâches scolaires: «Les enfants prenaient leur matériel avec eux et pendant le voyage, ils travaillaient trois ou quatre branches au savoir cumulatif, comme les maths ou la deuxième langue.» Le capitaine a supplanté l’instituteur: «Sur le bateau, je n’ai jamais fait passer des examens aux élèves.» Les examens attendront la terre ferme: «En mai, les enfants retournaient dans leurs écoles et c’est là qu’ils passaient les examens. De tous les élèves qui ont embarqué sur «Drisar», il n’y a eu qu’un seul échec en fin d’année. C’est la seule fois où un enfant a dû redoubler.»

«L’apprentissage de la vie»

Victor Hugo disait: «La mer est un espace de rigueur et de liberté.» N’est-ce pas là la définition de l’école parfaite? «Ce qui me plaisait dans le projet de l’association 1000 Sabords, c’est que cela prenait en quelque sorte le contre-pied de la pédagogie classique, explique Jean-Claude Fleuret. A l’école, toute la matière est fragmentée, découpée en de nombreux exercices: j’ai l’impression que les élèves perdent l’objectif de vue. Avec une traversée de l’Atlantique à la voile, c’est tout le contraire: l’objectif est connu et nous devons tout faire pour y parvenir. En plus, la matière est complexe et globale: quand je suis à la barre d’un bateau, je dois tenir compte du vent, des vagues, du compas… Personne n’est là pour découper la matière.»

Jean-Claude Fleuret regrette que l’enseignement fonctionne sur la sanction (notes, appréciations, etc.), alors que la mer, elle, impose son propre barème: «Par exemple, si tu laisses faseyer une voile, eh bien! il faudra la recoudre le lendemain. La sanction ne vient pas d’un enseignant qui sait la réponse à tout, qui va dire juste ou faux, mais du milieu. Si tu t’éloignes trop du lit du vent, le bateau va s’arrêter. C’est aussi simple que ça: les actions ont une conséquence directe.» Au dos de son livre, Jean-Claude Fleuret a résumé en quelques lignes son projet pédagogique: «Action dans le réel, stimulation par les découvertes, revalorisation de l’image de soi, apprentissage de la vie, tout simplement.»

On ne s’amuse pas toujours en croisière: Jean-Claude Fleuret avait fixé des règles, que chacun s’engageait à respecter. Il les résume: «On ne fume pas, on ne boit pas, on ne flirte pas, on participe à toutes les tâches du bateau, on travaille ses matières scolaires et enfin, on écrit un compte rendu du voyage dans le bulletin qui s’appelait Boomerang.» De tous les passagers qui prirent le large, deux seulement ont été débarqués pour manquement aux règles: «Un gars est descendu à Lisbonne, une fille nous a quittés au Cap-Vert, résume Jean-Claude Fleuret. Deux cas sur 84, ce n’est pas beaucoup.»

Le capitaine des «Drisar III» et «Drisar IV» se souvient des enfants qu’il a vus «se métamorphoser» au cours de la transatlantique. Dans son livre, il cite des témoignages émouvants. Sandy: «Tu m’as dit hier que tu pensais que ça n’avait rien changé dans ma vie. Au contraire, je ne le montre pas, mais ce voyage est l’expérience de ma vie et j’en ai plus appris en quatre mois qu’en quinze ans!»

Un autre: «Il y a des moments où je me dis que c’est trop beau, ça ne peut pas durer éternellement, symbiose du voyage, de la mer et des étoiles, ambiance du bateau, on ne s’est pas choisi et pourtant ça fonctionne.» L’expérience ne fut-elle pas trop forte? Après «Drisar», la vie ne semblait-elle pas tristement terre à terre? «Oui, peut-être, reconnaît Jean-Claude Fleuret. C’est d’ailleurs une des raisons qui m’a poussé à abandonner le projet 1000 Sabords: un jeune ne peut pas dire à 16 ans «j’ai fait la plus belle expérience de ma vie».

Toujours dans le registre du terre à terre, ces croisières transatlantiques n’étaient pas gratuites: chaque adolescent payait de 2000 à 2200 francs - selon les époques - par mois. Est-ce ça que les marins appellent une fortune de mer (lire ci-contre)? Jean-Claude Fleuret se défend de tout élitisme: «Des enfants de conditions très modestes ont participé, les uns en se faisant sponsoriser - le dossier de demande était souvent appuyé par mes soins - ou en ne payant qu’une partie de la mensualité voire très peu (un jeune par voyage a été au bénéfice d’une telle offre face à l’impossibilité pour les parents de payer).»

=> Jean-Claude Fleuret, «L’école, c’est Eole qui s’y colle», suivi d’«Extra bleu ciel» (récit de voyage d’Alexandra), Les éditions du Panthéon.

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Des fortunes de mer

Lors du quatrième voyage, Samuel est tombé à la mer, quelque part dans un coin des Bermudes, entre Dominique et Big Sand Cay. Il est récupéré et il en tire cette grande leçon: «Il ne faut jamais oublier que la nature est la plus forte.» Rebelote six ans plus tard, lorsque Firmin se penche par-dessus bord pour remplir un seau, mais surpris par la force du courant, il est emporté et passe à l’eau. En bon instituteur, Jean-Claude Fleuret en tire une leçon: «Ici, sur la mer, ce ne sont pas des consignes que l’on donne pour ensuite s’en laver les mains; nous sommes bien loin d’une version qui dirait: tu as voulu transgresser, alors tant pis pour toi et d’une hiérarchie qui, si elle propose un règlement, pense avant tout à être protégée en cas d’accident.»

A ces hommes à la mer, il faut encore ajouter le naufrage de «Drisar III»: dans la nuit du 30 au 31 décembre 2004, le voilier s’échoue sur une plage de Sao Antao, dans l’archipel du Cap-Vert, «à huit heures de marche de tout lieu habité», précise Jean-Claude Fleuret. Mais l’homme n’est pas du genre à se laisser abattre: le 18 février, «Drisar IV» larguait les amarres, avec le même équipage.

Sinon, Jean-Claude Fleuret se souvient de deux tempêtes tropicales, qui ont secoué «Drisar IV», un sloop de vingt mètres: Anna près des Bermudes et Delta aux Canaries. Le reste s’est passé sur une mer étale: «Il faut dire que ces transats par les alizés sont une navigation assez facile», lâche le loup de mer qui compte 380'000 km de traversée nautique. Sur les images de l’une ou l’autre transat, nous autres terriens avons pourtant l’impression que ça bouge bien. 

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