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«Il n’y a pas à opposer humanisme et antispécisme»

Interview >> En quoi consiste l’antispécisme, dont on entend de plus en plus parler? Quel est le discours de la Bible sur les animaux? Comment le christianisme conçoit-il le lien entre les hommes et la création? Ces questions sont au cœur des recherches et des préoccupations d’Anthony Feneuil, maître de conférences au département de théologie de l’université de Lorraine (Metz).

Noriane Rapin, Protestinfo

Publié le 20.10.2016

Temps de lecture estimé : 7 minutes

- Qu’est-ce que l’antispécisme?

L’antispécisme a été popularisé par le philosophe australien Peter Singer. Il repose sur l’ambition d’une égalité de considération entre les espèces, très différente de l’égalité de traitement. La nuance est importante: les antispécistes reconnaissent que les différentes espèces ne doivent pas être traitées de la même manière, puisqu’elles n’ont pas les mêmes besoins. En revanche, ils réclament que la même considération, le même souci soit accordé aux besoins des différentes espèces, selon leur spécificité. Les besoins des humains, donc, ne sont pas plus dignes d’être considérés que ceux d’un singe, par exemple.

- Y a-t-il selon vous des aspects contestables dans ce mouvement?

Il pourrait y avoir de mauvaises compréhensions de l’antispécisme, si quelqu’un refusait qu’il y ait chez l’être humain des spécificités, liées au langage ou à l’intelligence, méritant un traitement différencié des autres animaux. Je n’ai jamais rencontré une telle thèse sérieusement défendue. Cela n’aurait pas de sens puisque comme dit plus haut, l’antispécisme ne revient pas à demander un même traitement pour toutes les espèces. Le problème du spécisme n’est pas la différence, mais la différence sans raison: pour un antispéciste, on peut faire des différence de traitement entre les espèces, mais il faut les justifier par une raison. Le spéciste, c’est celui qui, sans pouvoir raisonnablement faire la différence entre souffrance humaine et souffrance animale, par exemple, refuse l’une (celle des humains) sans refuser l’autre (celle des animaux). Son traitement différencié n’est pas justifié, il est postulé au nom de la différence de l’espèce. C’est cela le spécisme.

- Quelle est la position de la théologie chrétienne à ce sujet?

Il n’y a pas qu’un seul courant, comme souvent! La théologie chrétienne a été très influencée par deux penseurs, qui sont Augustin et Thomas d’Aquin. Ils ont eu la particularité de favoriser l’intelligence et la pensée au détriment de toutes les autres facultés. Cela les a rendus assez inattentifs à la question des animaux et du rapport entre les humains et la création. Longtemps, la théologie chrétienne a été influencée par l’idée, inspirée de Thomas d’Aquin, selon laquelle les animaux seraient au service de l’homme.

Au sein même de la Bible, l’autorisation de manger de la viande intervient en Genèse 9, après le déluge, et pas au début de la Genèse: avant le péché, l’homme est végétarien. Mais quand Dieu autorise l’homme à manger de la viande, il précise de ne pas manger le sang des animaux. Cela laisse à penser que les rédacteurs de la Genèse ont des hésitations à l’idée du carnisme, qu’ils ne trouvaient pas complètement juste. Dans les textes qui racontent la fin des temps, par exemple le passage d’Esaïe (65,25), on trouve l’idée que l’agneau cohabite avec le loup. Dans la Bible, le règne de Dieu est un règne où les animaux ne se mangent plus entre eux, aussi bien un prédateur sa proie ou un être humain un autre animal. Ces tensions à l’interne de la Bible mettent en cause les discours chrétiens traditionnels à ce sujet.

Au sein de la tradition, on trouve de pareilles remises en cause. François d’Assise est l’exemple le plus connu, mais il existe chez les Pères de l’Eglise des ressources pour considérer que l’œuvre du Christ s’adresse à toute la création et pas seulement aux humains. Cela nous obligerait à changer notre regard sur les animaux et à nous concevoir comme certes supérieurs, mais dans une perspective de service et non de domination. Cette question est réapparue en théologie dans les années 1960-1970, au moment où les mouvements dits «de libération animale» ont pris de l’importance.

- Quelle est la vision de l’homme qui émane de cette idéologie?

Je réponds à cette question en tant qu’antispéciste. L’antispécisme, s’il est considéré de manière chrétienne, ne conduit pas à un abaissement de l’humain à la condition animale. Au contraire, étant donné que l’être humain est le seul à pouvoir ne pas traiter ses proies comme telle, une théologie consciente de la cause animale revient à promouvoir une image de l’être humain supérieur, mais pas dominateur. Sa supériorité est à comprendre plutôt à l’image du Christ: supériorité d’amour, de service. Cela pourrait le conduire à vivre un peu moins bien, mais ce sacrifice viserait à une harmonie plus générale de la création. Il n’y a pas à opposer humanisme et antispécisme, à mon avis.

- Quel pourrait être l’apport de la théologie dans le débat actuel?

Selon Andrew Linzey, théologien le plus important sur ces questions, le problème des végétariens et des véganes, c’est qu’ils sont souvent très contents d’eux-mêmes. Il y a toujours un jugement moral assez dur envers ceux qui mangent de la viande. Le risque est que la lutte pour la cause animale devienne une sorte de tyrannie morale. La spécificité de la théologie chrétienne réside en ceci qu’elle n’est justement pas une morale. Le christianisme n’est pas une religion qui considère qu’on peut vivre sans péché: d’un autre côté, elle dit qu’on ne peut pas s’en contenter. Du coup, penser notre rapport aux animaux à partir de la théologie chrétienne permet de comprendre qu’il est illusoire de vouloir le transformer du jour au lendemain.

Nous devons donc prendre conscience que notre rapport aux animaux est un rapport de pécheur, et qu’il faut travailler dessus. Mais les textes bibliques qui concernent l’harmonie animale sont des textes qui concernent la fin des temps, et on n’en est pas là! Cela nous ôte un poids. La religion chrétienne abolit la question morale «Est-ce qu’il est bien ou mal de manger de la viande?» et la remplace par la question théologique: «Est-ce que cela fait partie du plan de Dieu que de se positionner en dominateur et en prédateur vis-à-vis des animaux?». Quand on pose le problème ainsi, on n’obtient pas les mêmes résultats, ni les mêmes attitudes.

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