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La nouvelle immigration portugaise provoque des tensions internes

Communauté La situation est très tendue au sein des communautés immigrées. En cause: la concurrence sur le marché du travail, conséquence de la crise en Europe du Sud.

L'assistante pastorale Celia Lopez et le Père Henrique sont des observateurs privilégiés de la situation de leurs compatriotes portugais immigrés. © Jaques Berset
L'assistante pastorale Celia Lopez et le Père Henrique sont des observateurs privilégiés de la situation de leurs compatriotes portugais immigrés. © Jaques Berset

Jacques Berset, APIC

Publié le 28.04.2014

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Si les Espagnols et les Italiens sont encore peu nombreux à frapper aux portes des services sociaux (SSR), ce n’est pas le cas des Portugais. Les SSR rencontrent des situations de grande précarité chez les «retornados», ces travailleurs immigrés qui avaient amassé un petit capital avant de retourner au pays monter une affaire. Avec la crise, ils ont fait faillite. «Ils reviennent en Suisse et sont prêts à prendre n’importe quel emploi, faisant ainsi concurrence à leurs compatriotes installés depuis plus longtemps. Certains sont venus avec des contrats qui sont cassés après deux ou trois mois», témoigne Corinne Siffert, responsable du SSR de Marly.

Une rude concurrence se fait jour avec les immigrés installés depuis longtemps. «C’est désormais chacun pour soi. Certains dénoncent les nouveaux arrivés qui menacent leur place de travail», confirme André Sallin, responsable du SSR de la Gruyère. «Parmi les gens qui demandent de l’aide, nous trouvons de plus en plus de permis C. Mais également des temporaires, qui ont eux aussi travaillé pendant des années, et que l’on ne veut plus employer. On leur préfère des plus jeunes, moins chers». Des entreprises continuent de recruter au Portugal.

Depuis la Suisse, certaines entreprises ont débauché des personnes qui avaient un emploi dans leur pays, en leur promettant un contrat ou en rédigeant des contrats à durée indéterminée fictifs. Ces travailleurs obtiennent le permis B, d’une durée de cinq ans. Des entreprises maraîchères n’engagent plus les Portugais mais des Polonais… pour 6 francs de l’heure! En Gruyère, un contrat pour une dame prévoyait du travail sur appel «une heure par mois». Les responsables des SSR s’interrogent sur la stratégie du Service de la population et des migrants (SPOMI) face à de tels cas d’abus.

Nuance en Gruyère

«En Gruyère, nombreux sont ceux qui ont le sentiment qu’il y a de plus en plus d’étrangers, notamment des Portugais, à demander l’aide sociale. Mais cela ne se vérifie pas dans la réalité: nos dossiers concernent 55% de Suisses et 45% d’étrangers. Et le nombre de dossiers concernant des Portugais est stable depuis quatre ans. Pour le moment, la proportion n’a pas changé. Mais il est vrai qu’il y a de plus en plus de demandes», relativise André Sallin.

Il relève que le SSR devient toujours davantage un «service d’aide financière» pour les bas revenus, alors que certains milieux, opposés à l’instauration d’un salaire minimum, arguent qu’«il y a les services sociaux!» Il y a aussi d’autres problèmes structurels «qu’on ne veut pas voir»: en raison de mesures décidées par les politiques, comme l’abaissement des subsides pour les assurances-maladie, les statistiques de l’aide sociale vont immanquablement gonfler.

Solidarité mise à mal

Selon le Service de la statistique, les Portugais étaient, début 2014, près de 23'000 dans le canton. Soit un bon tiers de la population étrangère qui, elle, représente plus de 20% de la population résidante. En réalité, les Lusitaniens seraient quasiment le double, assure le Père Henrique Caldas Januário, aumônier de la Mission catholique de langue portugaise du canton depuis cinq ans. La mission, en plus de l’accompagnement religieux et spirituel, fait désormais de plus en plus de travail d’accompagnement et d’aide sociale.

«Avant ces cinq dernières années, je n’avais jamais entendu parler de problèmes sociaux chez les Portugais», note Celia Lopez, assistante pastorale. «Aujourd’hui, tous les jours, des gens viennent demander de l’aide. D’autres ont honte et n’osent pas venir. Je connais des nouveaux arrivés diplômés qui n’ont trouvé du travail que dans le nettoyage.» L’assistante pastorale remarque la diminution de la solidarité au sein de la communauté, car la concurrence pour les places de travail se fait vive. «Lorsqu’une personne gagne 20 à 30 francs de l’heure pour faire des ménages, et que des compatriotes sont prêts à travailler pour 10 francs de l’heure, il est normal qu’elle craigne pour son emploi.» En matière de solidarité, les patrons portugais «ne sont pas différents des Suisses. Ils engagent la main-d’œuvre la meilleur marché!»

Les personnes qui viennent en Suisse pour chercher un travail peuvent y rester jusqu’à trois mois sans s’annoncer aux autorités. Nombre d’entre elles travaillent au noir, faisant concurrence à leurs compatriotes installés depuis longtemps.

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Grands-pères sur le carreau

«L’entraide subsiste néanmoins. Des personnes sont encore prêtes à accueillir des nouveaux arrivés dans leur famille. Elles les hébergent volontiers, mais après deux ou trois mois sans perspective d’emploi, la situation devient tendue. Des gens s’incrustent, ce qui ne va pas sans créer des problèmes», observent Célia Lopez et le Père Henrique.

Les immigrés de 50-60 ans qui arrivent pour la première fois en Suisse trouvent difficilement du travail. Des grands-pères viennent en Suisse dans l’espoir d’aider leurs petits-enfants. Même s’ils ont des dizaines d’années d’expérience, ils n’ont pas de papier attestant leur formation et ils ne parlent pas la langue. Les agences de travail temporaire refusent les dossiers de ceux qui ne parlent pas le français. On leur dit de retourner au Portugal. «Il n’y a rien pour eux ici mais ils n’ont plus rien chez eux. Ils ont honte de rentrer car ils auraient le sentiment de perdre leur dignité», assure le Père Henrique. JB

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Les Espagnols sont aussi de retour

Les immigrés espagnols sont à nouveau en progression dans le canton depuis quelques années. Début 2014, ils étaient officiellement 2300 environ. Le Père Miguel Blanco, aumônier de la Mission catholique de langue espagnole à Fribourg, les estime à près de 4000. Dont un millier de «retornados». «Avec l’éclatement de la bulle immobilière en Espagne en 2008, les Espagnols reviennent en Suisse, grâce à la libre circulation. Nombre d’entre eux sont en fait des Latino-Américains. Il y en a même qui ne savent pas l’espagnol…», observe-t-il.

Car paradoxalement, l’Espagne qui voit ses jeunes diplômés universitaires émigrer, notamment vers l’Allemagne, enregistre une importante immigration d’Equateur, de Colombie et de République dominicaine. Les besoins sont là: dans l’agriculture, dans l’accompagnement des personnes âgées, dans la garde des enfants… A quoi il faut ajouter l’immigration maghrébine et subsaharienne, et celle du million de Roumains et de Moldaves qui travaillaient dans le bâtiment avant la crise.

«Les jeunes Espagnols qui arrivent à Genève montent vers le nord. Selon les périodes, ils sont dix à cinquante chaque semaine à passer par Fribourg. Mais ils ne restent pas car ils ne trouvent plus d’emploi dans la construction, concurrence portugaise oblige.»

En Espagne, le chômage reste à 25-30%, selon les régions. Beaucoup d’Espagnols sont bien formés, note le Père Miguel. En général, ceux qui arrivent à Fribourg ne frappent pas à la porte de l’Eglise car ils vont directement chercher un emploi sur internet. «C’est tout bénéfice pour les pays d’accueil. Bien formés, ces jeunes sont rapidement productifs. De plus, ils parlent l’anglais…» JB

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Des Italiens «en repérage»

Issue d’une immigration plus ancienne, la communauté italienne, forte de 4000 membres, est bien intégrée à Fribourg. «Depuis juin 2012, nous assistons à un nouveau développement. Avec la crise économique, on voit arriver pour la première fois des immigrés très formés, comme des ingénieurs et des médecins», constate Francesca Pelloni, secrétaire de la Mission catholique italienne à Fribourg. Pendant la décennie précédente, la communauté italienne n’enregistrait pratiquement pas de nouvelles entrées.

Des Italiens à la recherche d’un emploi frappent à nouveau à la porte de la mission. Il s’agit de personnes seules mais aussi de familles avec enfants. Avec la crise, des trentenaires bien formés, bien intégrés mais sans emploi, sont forcés de retourner chez leurs parents et de vivre sur la retraite de ces derniers. «L’émigration devient leur porte de sortie. On voit des gens venir en Suisse chez des proches, en repérage, pour voir s’ils ont une chance de trouver un emploi», relève la secrétaire de la mission, laquelle doit de plus en plus «faire du social». JB

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