La Liberté

Robert, le mafieux et le peine-à-jouir

Quand nos hommes de lettres se ­répandent en familiarités, on se rassure: oui, la littérature romande est une petite ­famille. Et on ne s’y ennuie pas. © Fotolia
Quand nos hommes de lettres se ­répandent en familiarités, on se rassure: oui, la littérature romande est une petite ­famille. Et on ne s’y ennuie pas. © Fotolia

Thierry Raboud

Publié le 25.06.2016

Temps de lecture estimé : 4 minutes

Chronique - Rififi. On a tant salué la vivacité du microcosme littéraire romand qu’on a fini par oublier que les petites familles en viennent souvent à s’engueuler. Moi j’aime bien, ça met l’ambiance à l’heure du dîner, et on se retrouve toujours au digestif. D’autant que pour une fois, ce n’est pas le tonton bourré qui met tout le monde mal à l’aise, mais le jeune dernier qui a mis les pieds dans le plat, estimant n’en avoir pas eu sa part.

Bon, ce n’est pas que le gâteau fût particulièrement alléchant: on parle ici de littérature en Suisse romande, où quelques centaines de ventes sont déjà un succès. Tout de même, devant la maigre part (10%) de la chétive pâtisserie (un petit millier de bouquins vendus 25 francs pièce) qui lui est dévolue, l’auteur lausannois Sébastien Meier a peu goûté cette farce qu’il estime indigne de son appétit de créateur. Oui, écrire, ça creuse.

Et volent les noms d’oiseaux

Il faut dire aussi qu’il venait d’être invité par le Salon du livre de Genève, lequel n’a pas eu la décence de le défrayer. Et comme la présidente de la manifestation Isabelle Falconnier a froidement défendu son modèle dans Le Temps en évoquant la «logique de l’offre et de la demande» pour lancer la patate tiède aux éditeurs, il n’en fallait pas plus pour que l’impudent s’en empare au vol et la renvoie en purée, tant à son expéditeur qu’à tous les membres de la «micromafia» de la chaîne du livre romande.

Si le titre de son opinion, parue le 31 mai dernier dans le quotidien, a la politesse des guillemets, sa prose ne s’en embarrasse pas, conspuant vigoureusement ce milieu où tout le monde se goinfre sauf lui, l’écrivain affamé, victime d’un «système de stratification indigeste». Quelques jours plus tard, c’est le directeur des librairies Payot, Pascal Vandenberghe, qui relève le gant au nom de cette «micromafia», raillant au passage «les peine-à-jouir de la littérature romande».

Et c’est là, quand deux hommes de lettres et de caractère commencent à s’invectiver, qu’il faut passer au salon et s’installer confortablement pour regarder voler les noms d’oiseaux. En direct dans Forum sur RTS- La Première, le bretteur et le rhéteur passent en mode combat de coqs. On s’envoie du «Cher Môssieur» et du «Jeune homme», on se prend de haut pour asséner ses coups bas, la condescendance mal placée se heurte à l’orgueil juvénile, et la saillie de ressortir: «Peine-à-jouir, c’est dans le Robert, regardez la définition!»

Ni une ni deux, je suis allé voir, des fois qu’un autre sens pouvait se cacher derrière ce qui me semblait être l’insulte suprême pour qui entend vivre de sa production. Le Petit Robert, pudique, se tient coi. Peiné de n’y rien trouver, je me suis tourné vers son grand frère qui, lui, se contente de faire mention de ce terme «familier», sans le définir. On s’en tiendra donc à ce que l’indécence imagine, mais pour se demander: peut-on peiner si l’on n’a pas de quoi jouir? Autrement dit, peut-on se réjouir le ventre vide?

Familières empoignades

Avant de penser que sa voix avait de la valeur, Sébastien Meier a voulu croire que son travail méritait salaire. Question de génération, à lire les autres écrivains qui ont pris la plume mardi dans la page Débats du Temps. Car malheureusement pour lui, le métier d’artiste en devenir, fort pratiqué en Suisse, ne paie toujours pas. Pour en vivre, il faut être subventionné ou souriant. Aujourd’hui, le livre ne suffit plus, les lecteurs veulent voir l’auteur, le palper, le renifler, l’entendre, l’admirer. Même si celui-ci n’a rien de plus à dire et à montrer que ce qu’il a écrit.

Et c’est là, derrière les familières empoignades, que pourrait se cacher la vraie question: les créateurs sont-ils les mieux placés pour vendre leur art? D’ailleurs: est-ce vraiment un travail pour eux que de le faire? En Suisse romande, les nombreuses et souvent insipides tables rondes guettées par une somnolence réciproque valent pour toute réponse: non. Qui alors, les journalistes? Ce serait faire trop de cas de leur modestie naturelle. Les libraires et éditeurs? Oui, ces mafieux-là valent parfois mieux qu’un artiste désabusé.

=> Liens:

L’article de Sébastien Meier

La réponse de Pascal Vandenberghe, PDG de Payot​

Articles les plus lus
Dans la même rubrique
La Liberté - Bd de Pérolles 42 / 1700 Fribourg
Tél: +41 26 426 44 11