La Liberté

«Si l’on a mis en place des réparations pour la Shoah, on peut aussi en envisager pour l’esclavage»

«Histoire vivante» - Colonies • En Europe comme outre-mer, les actions se multiplient pour obtenir réparation de la part des Etats, sociétés et vieilles familles mouillés dans la traite négrière. Les explications du militant français Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN).

Propos recueillis par Pascal Fleury

Publié le 28.11.2014

Temps de lecture estimé : 13 minutes

Agrégé de lettres modernes, maître de conférences à l’Université d’Orléans, fin connaisseur du poète et homme politique Aimé Césaire, le Martiniquais Louis-Georges Tin pourrait se cantonner dans son rôle académique. Mais le bouillonnant intellectuel, âgé de 40 ans, n’hésite pas à descendre dans la rue pour lutter contre les discriminations, l’homophobie ou le racisme. Aujourd’hui président du Conseil représentatif des associations noires (CRAN), il est reconnu en France comme le fer de lance de la demande de réparations liées à l’esclavage.

Pour lancer le débat, Louis-Georges Tin commence par publier, en octobre 2012, un manifeste dans «Le Monde» («Appel pour un débat national sur les réparations liées à l'esclavage») signé par plusieurs partis de gauche, syndicats, associations et personnalités, dont Jack Lang, Eva Joly et Daniel Cohn-Bendit. Matignon s’engage alors à mettre en place une politique de dédommagements. Mais quelques jours plus tard, le président François Hollande dément en bloc, parlant d’«impossibles réparations». Il cite même Aimé Césaire: «Le seul choix possible, le plus digne, est celui de la mémoire.» Une citation «tronquée» qui offusque le docteur ès lettres martiniquais, sachant que «le poète de la négritude» ne s’opposait pas du tout au principe de réparations.

La discussion politique s’enlisant, l’association CRAN porte désormais le débat sur le terrain judiciaire. «Notre campagne prend de l’ampleur, en France comme à l’étranger. Cela nous rend optimiste», se réjouit le militant. Sa dernière action, lancée jeudi, vise directement le président français François Hollande.

- Depuis l’an dernier, votre association CRAN multiplie les actions en réparation. La dernière, annoncée hier (jeudi 27 novembre) à Paris, concerne un massacre colonial?

Louis-Georges Tin: Il s’agit du massacre de Thiaroye au Sénégal, qui a eu lieu il y a 70 ans, le 1er décembre 1944. Près de 1300 tirailleurs démobilisés se seraient mutinés pour réclamer le versement de leurs primes et un traitement égal à celui de leurs frères d’armes français. Ils auraient alors été réprimés dans le sang, la version officielle faisant état de 35 morts. Mais l’historienne Armelle Mabon démontre aujourd’hui qu’il y a eu environ 300 disparus, et que le massacre a été prémédité. Informé, l’Elysée a refusé de prendre en compte cette nouvelle étude, pourtant reconnue par d’autres historiens.

Nous actionnons la justice pour demander réparation, non seulement pour ceux qui ont été tués, mais pour ceux qui ont été incarcérés, dégradés, privés de solde ou d’accès au territoire métropolitain. Il faut que leur honneur soit rétabli et la solde payée. Nous demandons aussi la révision du procès du tirailleur Antoine Abibou, condamné pour rébellion. Il n’y a, semble-t-il, pas eu de révision de ce genre en France depuis l’affaire Dreyfus.

Il se trouve que le président François Hollande, qui sera ce week-end à Dakar dans le cadre du 15e Sommet de la Francophonie, profitera de cette occasion pour rendre hommage aux tirailleurs et restituer les archives de Thiaroye, en s’en tenant à la version officielle. Notre procès a pour but de révéler à toute la Francophonie le mensonge qui va lui être servi!

- Votre première plainte devant la justice remonte à mai 2013. De quoi s’agit-il?

Il s’agit d’une assignation en justice contre l’Etat et la Caisse des dépôts et consignations, pour crime contre l’humanité. Cette banque d’Etat a joué un rôle considérable dans le cadre du «Traité de l’amitié» signé entre Haïti et la France après l’abolition de l’esclavage. En fait, la France a exigé de l’Etat haïtien qu’il paie des «réparations» aux anciens propriétaires d’esclaves qui se disaient lésés. De 1825 à 1946, Haïti a dû s’endetter de l’équivalent de 21 milliards de dollars actuels pour régler cette rançon. Une somme faramineuse qui a précipité le pays dans une spirale infernale de surendettement et de pauvreté. La plainte est traitée par le Tribunal de grande instance de Paris. Nous avons déjà eu une audience préliminaire. Le débat de fond aura lieu l’an prochain.

- En février 2014, vous avez entamé parallèlement une autre action judiciaire. Cette fois en lien avec la colonie du Congo?

Au début des années 1920, la France avait lancé le chantier du chemin de fer du Congo-Océan, reliant sur 140 km Pointe-Noire à Brazzaville. Les travaux avaient été confiés à la Société de construction des Batignolles (SCB), qui est l’ancêtre de l’entreprise Spie, de la holding Clayax Acquisition et de la filiale Spie Batignolles, les trois sociétés que nous visons aujourd’hui en plus de l’Etat.

Au Congo, la SCB avait imposé le travail forcé à 127'000 Africains issus de l’Afrique équatoriale française, des indigènes qui étaient parfois capturés au lasso. Selon les chiffres officiels, 17'000 d’entre eux sont morts à la tâche. La plainte est traitée parallèlement à celle de la Caisse de dépôt, par le même juge du Tribunal de grande instance.

- En plus de ces affaires, vous préparez d’autres dossiers à charge…

Nous nous intéressons entre autres à plusieurs institutions bancaires: la Banque de France, l’ancienne banque Mallet ou encore Credit Suisse, qui a racheté en 1997 la banque Hottinguer (orthographiée d’abord sans «u»), fondée au XVIIIe siècle par Hans-Konrad Hottinger. De 1808 à 1811, ce Zurichois d’origine, nommé baron d’Empire par Napoléon, se trouve à la tête d’un cartel du coton, dont le bénéfice est estimé à plus de 2 millions de francs. Le banquier détient au Havre une maison spécialisée dans l’import-export de coton et de cotonnades. Il est le commanditaire de deux expéditions négrières qui aboutirent à la déportation de plus de 900 esclaves.

Hans-Konrad Hottinger a été longtemps le plus gros importateur français de coton et a investi massivement dans les «ports d’esclaves» du Havre, de Nantes et de Marseille, ainsi que dans des entreprises de négoce outre-mer. Nous avons essayé d’entrer en contact avec Credit Suisse, mais nous n’avons jamais reçu de réponse. Nous interpellons publiquement le groupe dans une démarche de dialogue. Nous déciderons en 2015 d’éventuelles suites judiciaires à donner.

- Votre lutte pour les réparations a aussi des ramifications internationales…

Nous collaborons avec la Caricom, le marché commun des Caraïbes, dont les Etats demandent à l’unanimité justice pour les atrocités de l’esclavage. Nous travaillons aussi étroitement avec l’Union africaine sur ce dossier, ainsi qu’avec des associations d’Amérique du Nord. En juillet dernier, j’étais à Chicago à l’invitation du révérend Jesse Jackson dans ce but. Et nous sommes en train de créer une fédération des associations noires en Europe. Elle s’est constituée officiellement il y a trois semaines à Berlin. Nous faisons aussi campagne pour que certains objets du Musée du Quai Branly soient restitués. J’ai signé en ce sens une tribune avec l’ancien président du Bénin, Nicéphore Soglo. L’idée est que ce patrimoine soit accessible au public béninois.

- Que répondez-vous aux gens qui disent que ces demandes de réparations arrivent trop tard?

D’abord que l’esclavage est reconnu internationalement comme un crime contre l’humanité, et qu’il est donc un crime imprescriptible. Ensuite que les forfaits ne sont pas si anciens, puisque après l’abolition de l’esclavage en 1848 en France, il s’est prolongé plus gravement encore, sous la forme de travaux forcés, jusqu’en 1946, voire 1960.

En effet, il y a eu environ 2 millions d’esclaves français avant l’abolition, mais 6 à 8 millions de personnes ont été astreintes au travail forcé après l’abolition, dans toutes les colonies françaises d’Afrique et en Indochine. A l’époque, la Société des Nations n’a d’ailleurs cessé de critiquer les violations de la France. Si l’on a mis en place des réparations pour la Shoah, on peut également en envisager pour l’esclavage.

- Concrètement, comment pourraient se faire ces réparations?

Elles devront être globales, à la fois matérielles et morales. Elles imposeront un devoir de mémoire, avec encouragement de la recherche historique sur le sujet, correction des manuels scolaires et ouverture de musées sur l’esclavage. Elles devront être aussi financières, avec restitution de la rançon à Haïti et création de bourses d’étude pour jeunes noirs défavorisés.

Et il faudra envisager une réforme foncière, avec distribution de terres propriétés de l’Etat en France d’outre-mer à des paysans pauvres descendants d’esclaves. Le Gouvernement français avait fait des promesses, mais jusqu’à présent, les choses n’ont pas avancé. Si l’Etat n’agit pas, il se rend finalement coupable de complicité de crime contre l’humanité. 

=> A lire, de Louis-Georges Tin: «Esclavage et réparations - Les textes-clés d’hier et aujourd’hui», Editions Les Petits Matins, 2013,
et «Esclavage et réparations - Comment faire face aux crimes de l’histoire», Editions Stock, 2013

=> A écouter: la série d'émission radio de la RTS consacrée à «L'esclavagisme» via ce lien

=> Voir aussi: «Contre-histoire de la France outre-mer: La loi du plus fort», dimanche sur RTS 2.

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Un très long combat pour la dignité

Les demandes de réparations liées à l’esclavagisme sont en fait très anciennes. A la fin du XVIIe siècle déjà, deux Capucins, l’Aragonais Francisco José de Jaca et le Jurassien Epiphane de Moirans, rédigent des pamphlets en faveur des esclaves. «Il n’est pas seulement juridiquement obligatoire de restituer aux Noirs leur liberté, il est obligatoire aussi de les dédommager de tous les dams qu’ils ont supportés», écrit le missionnaire de Jaca. Comme le raconte le professeur Louis Sala-Molins («Esclavage et Réparation», Editions Lignes, 2014. Louis Sala-Molins donnera une conférence ce vendredi à 19h à l’UPAF, Maison des associations, à Genève), les deux Capucins seront condamnés par les autorités civiles et ecclésiastiques, emprisonnés, renvoyés en Europe, et leurs doléances rejetées par Rome. Pionniers, les deux moines étaient trop modernes pour leur temps…

Au XVIIIe siècle, quelques esclaves obtiennent des dédommagements sous forme de pensions devant les tribunaux du Massachusetts. Mais malgré l’abolition progressive de l’esclavage, il faudra attendre la fin du XXe siècle pour que des réparations collectives soient concédées, d’abord aux Amérindiens puis, peu à peu, aux descendants des victimes de la traite négrière. En 2005, après l’introduction d’une loi américaine imposant la transparence aux entreprises, la banque JP Morgan Chase met en place un programme de réparation de 5 millions de dollars pour les jeunes Noirs de Chicago. Elle est suivie d’autres banques et assurances. Des Etats acceptent aussi de payer des réparations liées à la colonisation, comme l’Italie à la Libye ou l’Angleterre au Kenya.

La Suisse, qui a participé, au travers de nombreux armateurs, commerçants, cultivateurs ou soldats, à la déportation et à l’exploitation de plus de 150'000 esclaves («Une Suisse esclavagiste», Ed. Duboiris, 2007), n’a pas prévu de dédommagements pour l’instant. «Mais aujourd’hui, l’idée que notre pays a été impliqué dans la traite négrière est acceptée», se réjouit l’historien Hans Fässler. Son combat pour rebaptiser, dans les Alpes bernoises, le pic Agassiz du nom de l’esclave Renty, n’a en revanche pas abouti. Ce geste symbolique aurait permis de rendre hommage à une victime de l’esclavage plutôt qu’au scientifique suisse Louis Agassiz, aux thèses racistes notoires. «Nous espérons désormais pouvoir nommer un pic voisin (encore anonyme) de l’Agassizhorn du nom de Renty. Une pétition sera déposée auprès des autorités en août 2015», annonce l’historien, qui se dit «modestement optimiste». 

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