La Liberté

A l’heure de hurler son dernier soupir

Chronique • Et si nous faisions semblant de mourir? Les parcs d’attractions offrent des sensations qui étaient naguère réservées aux sportifs de l’extrême.

Quand un primate tombe du ciel à cette vitesse, c’est qu’il va mourir. © DR
Quand un primate tombe du ciel à cette vitesse, c’est qu’il va mourir. © DR

jean ammann

Publié le 25.10.2014

Temps de lecture estimé : 2 minutes

Quand la Toussaint approche, les Fribourgeois convergent vers Europa Park. J’ai donc rempli mon devoir de pénitent le lundi 20 octobre. A 5 h 15 punktlich, j’étais dans le car qui m’emmenait vers Rust, la cité des cris et des tremblements, des hurlements et des trépidations. La cité du point g, comme la constante universelle de la gravitation.

A Europa Park, le jeu consiste à se ficeler dans des véhicules variés qui vont appliquer sur leurs occupants les principes multiples de la dynamique: ainsi, en une journée, l’individu aura expérimenté toutes les lois de la gra- vité et de la centrifugation… En neuf heures, il aura encaissé plus de g qu’un cosmonaute durant toute sa vie. Et c’est pour ça qu’il est content, la tête un peu lourde pourtant, au moment de remonter dans le car aux langueurs amortissantes.

Alors que nous quittons le parc, j’entends encore au-dessus de moi les cris des passagers, prisonniers de ces vaisseaux fous: ils hurlent comme si leur train déraillait, comme si leur bateau s’enfonçait, comme si leur avion s’écrasait, ils hurlent comme à leur dernière heure… Et c’est bien ça l’illusion de tous ces carrousels hypertrophiés: faire croire au risque. Car il ne peut rien arriver sur ces manèges qui répondent - à la bonne heure! - aux normes les plus strictes et aux procédures les plus rigoureuses. Sur ces rails, il n’y a pas la moindre place pour l’incertitude: tout est mesuré, canalisé, banalisé… C’est le contraire de l’aventure, qui suppose une part d’aléa.

Avant l’invention de ces attractions, si l’homme voulait connaître des sensations aussi fortes, il fallait oser: il fallait engager sa santé ou même sa vie. Pour vivre des accélérations pareilles, il fallait sauter en parachute ou s’inscrire à la descente de Kitzbühel, il fallait plonger d’une falaise ou s’initier au bobsleigh… Parachutiste, base-jumper, descendeur, bobeur, plongeur de haut vol, il fallait payer de sa personne pour mériter ces bouffées hormonales. Le shoot se méritait. Dans les parcs d’attractions, nous avons la sensation sans la rançon. Et c’est nouveau: pour la première fois, l’émotion est découplée du risque.

Pourquoi ces cris, puisque, à moins d’une catastrophe, nous ne risquons rien? Parce que notre cerveau, dont l’organisation est profonde, se laisse abuser: notre raison sait bien que nous survivrons à ce simulacre de chute libre, mais le système limbique n’en est pas si sûr. Quand un primate tombe du ciel à cette vitesse, c’est qu’il va mourir. D’où ces cris de suppliciés à l’heure de plonger avec le Silver Star, d’où cet entrain à rendre un dernier soupir tonitruant.

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