La Liberté

«J’ai aidé des juifs à passer en Suisse»

Histoire vivante/Témoignage • A 89 ans, l’Italienne Antonietta Chiovini, de Verbania au bord du lac Majeur, témoigne pour la première fois de ses activités de résistante à la frontière suisse pendant la Seconde Guerre mondiale. Interview.

Antonietta Chiovini, dans sa jeunesse et aujourd’hui, à Miazzina, près de Verbania: «Mon nom de couverture était «17» car j’avais alors 17 ans.» © Christian Doninelli
Antonietta Chiovini, dans sa jeunesse et aujourd’hui, à Miazzina, près de Verbania: «Mon nom de couverture était «17» car j’avais alors 17 ans.» © Christian Doninelli
Antonietta Chiovini, dans sa jeunesse, «Mon nom de couverture était «17» car j’avais alors 17 ans.» © Christian Doninelli
Antonietta Chiovini, dans sa jeunesse, «Mon nom de couverture était «17» car j’avais alors 17 ans.» © Christian Doninelli
Les «martyrs de Fondotoce»: 43 partisans, dont une femme, forcés de défiler dans les rues de Verbania avant d'être exécutés. © Maison de la résistance de Fondotoce
Les «martyrs de Fondotoce»: 43 partisans, dont une femme, forcés de défiler dans les rues de Verbania avant d'être exécutés. © Maison de la résistance de Fondotoce

Propos recueillis par Giovanni de Vito et Christian Doninelli

Publié le 15.01.2016

Temps de lecture estimé : 11 minutes

Antonietta Chiovini, 89 ans, l’admet sans honte: au début de la Seconde Guerre mondiale, elle était fasciste, comme toute sa famille. En 1940, alors adolescente à Verbania, ville du bord du lac Majeur, elle fera pourtant une rencontre décisive. Un prêtre la convainc d’entrer dans la résistance. Au prix de risques immenses, elle guidera plusieurs familles juives persécutées vers la Suisse. Aujourd’hui, elle est l’une des dernières partisanes en vie de la région. Après sept décennies de silence, elle a accepté de témoigner.

- Après tant d’années de silence, qu’est-ce qui vous a poussée à raconter votre histoire?

Antonietta Chiovini: Aujourd’hui, presque toutes mes amies sont décédées. C’est le moment de témoigner. Durant toutes ces années, je me suis tue, car c’était une histoire personnelle. Mes parents étaient fascistes. Moi aussi d’ailleurs. Nous étions sept frères et sœurs, mais seul mon frère Nino et moi sommes entrés dans la résistance, les autres étaient trop petits. Un jour, mon père qui travaillait à la banque a été transféré pour le travail de Verbania à Cuggiono, près de Milan. Là, nous avons fait la connaissance d’un prêtre, Giuseppe Albeni. Il était antifasciste. Avec des jeunes, nous nous réunissions chez lui, le soir. Il nous a aidé à comprendre ce qu’était le fascisme.

- Quelles ont été vos premières missions?

J’ai accompli ma première mission en 1943, avec mon frère. Mon nom de couverture était «17» car j’avais dix-sept ans. J’étais encore un peu ignorante. Je devais aller faire un graffiti sur un mur pour traiter de «grassatore» («bandit») le secrétaire politique de Cuggiono. Je ne connaissais même pas ce mot! (rires). Don Albeni nous confiait ce type de mission. J’étais très jeune et je ne saisissais pas très bien les subtilités politiques.

- On vous a aussi confié des missions plus périlleuses...

A l’époque, toute l’information était contrôlée par les fascistes. Pour contourner la censure, la résistance éditait deux journaux, «L’Unità» et «Il Ribelle». Je devais aller les chercher dans une auberge de la rue Orti à Milan. Je les remettais ensuite à une dame qui faisait les nettoyages dans un cinéma. Elle les cachait dans les strapontins. Une fois, j’ai pris le train pour Laveno. Je transportais une valise pesante avec, à l’intérieur, un fusil-mitrailleur démonté. Quand je suis descendue du train, la valise s’est ouverte et les pièces de l’arme sont tombées. J’ai senti mon sang se glacer. Je me suis dit: «ça y est! Je suis foutue! Ils vont me tuer!» Mais les gens se sont rassemblés autour de moi pour me cacher. J’ai pu ramasser les pièces de la mitraillette et m’échapper.

- Vous avez aussi accompagné des fugitifs en Suisse...

J’ai aidé des soldats alliés, échappés d’un camp de concentration situé à proximité de Novare, à fuir au Tessin. J’en ai accompagné une trentaine. C’était extrêmement dangereux. J’ai également emmené de nombreuses familles juives jusqu’en Suisse, une cinquantaine peut-être. Je n’arrivais pas à m’expliquer pourquoi on les considérait comme des gens différents de nous. Ils parlaient eux aussi le dialecte milanais! (rires). Comme Mussolini avait promulgué les lois raciales, les juifs fuyaient les persécutions. On remettait ensuite ces personnes à des contrebandiers suisses, qui connaissaient les passages qui n’étaient pas contrôlés par les douaniers. Mais comme on ne leur faisait pas confiance, on les flanquait toujours de l’un de nos partisans.

- Comment organisiez-vous ces passages?

Nous avions loué une petite villa sur les hauteurs d’Ascona afin d’y cacher les partisans. Nous avions surnommé cet endroit le «poste vingt-quatre». A Castagnola (village aujourd’hui rattaché à la commune de Lugano, ndlr), la famille Caracciolo nous offrait l’hospitalité. Imaginez que le matin le majordome venait allumer le poêle dans la chambre pour que je puisse prendre mon bain! (rires). Moi qui étais habituée à vivre à la dure sur l’alpage! Pour la petite histoire, leur fille n’était rien moins que la princesse Marella, qui deviendra plus tard la femme de Giovanni Agnelli, dirigeant de la société Fiat.

- Quel souvenir gardez-vous de la Suisse de l’époque?

La première fois que nous sommes arrivés au sommet du Mont Limidario, à la frontière italo-suisse, Marco, mon frère, et moi, nous nous sommes regardés et nous avons explosé de joie: «Ici, la peine de mort n’existe plus!» Nous apercevions la Suisse tout illuminée, tandis que l’Italie était plongée dans l’obscurité à cause du couvre-feu. Plus tard, à Lugano, je suis entrée pour la première fois de ma vie dans un cinéma. J’y ai vu «Le Dictateur» de Charlie Chaplin. En Italie, ce film était censuré!

- Quels risques couriez-vous?

Le minimum qui aurait pu m’arriver, c’est d’être violée, torturée et déportée en Allemagne. Si je m’en tirais bien, ils me tuaient tout de suite...

- Quel a été le moment le plus dramatique?

Un soir d’hiver, j’ai été arrêtée par un Allemand et un fasciste italien. Comble de malchance, le fasciste était un homme que j’avais dénoncé auparavant pour avoir torturé la femme et la mère d’un partisan. C’était un méchant du nom de Cardoletti. Ils m’ont demandé si j’avais entendu des tirs à Trobaso. J’ai répondu que non, en me cachant le visage dans mon imperméable. A ce moment, il y a eu des coups de feu et Cardoletti a dit à son compagnon de me surveiller. L’Allemand m’a fait entrer dans une auberge. A l’intérieur, il y avait beaucoup de gens qui me connaissaient car c’était là que je déposais la nourriture destinée aux partisans cachés dans la montagne. J’ai supplié l’Allemand de me laisser partir. Je lui ai dit que j’avais la tuberculose et que je voulais retourner chez ma mère. J’ai fait semblant de me sentir mal. Il s’est finalement laissé attendrir et m’a laissée partir. J’ai traversé un bois, je me suis mise à genoux et, durant 15 minutes, je suis restée paralysée d’épouvante. Ça a été le moment le plus dramatique.

- Vos parents étaient au courant de votre engagement?

Oui et pour ça mon père a failli être fusillé! Un espion infiltré parmi les partisans l’a dénoncé. Il a été arrêté avec trois autres personnes. Peu avant son exécution, l’un de ses collègues à la banque, un chef fasciste, l’a reconnu et lui a demandé: «Qu’est-ce que tu fais là?» Mon père a répondu qu’il avait été dénoncé à cause de mon frère Nino et moi. A l’ultime minute, ce collègue a sauvé mon père. Les trois autres ont été fusillés.

- Après la guerre, avez-vous revu ces fugitifs?

Rarement. Il faut dire que nous ne connaissions pas le nom des fugitifs et eux ne connaissaient pas le nôtre. J’ai toutefois revu à plusieurs reprises les filles de la famille Pontremoli, des juifs de Lugano qui payaient les contrebandiers pour sauver leurs coreligionnaires. En sens inverse, nous aidions des résistants italiens internés en Suisse à revenir au pays. Nombre d’entre eux avaient fui en Suisse pour échapper aux rafles des Allemands. J’ai notamment accompagné Giovanni Gronchi, commandant des partisans du nord de l’Italie. Il m’a même offert sa veste pour me protéger du froid. Après la guerre, il a été élu président de la République italienne.

- Qu’avez-vous fait après la résistance?

Je me suis inscrite au Parti communiste italien. Nous avons lutté pour la loi sur l’avortement et le divorce, pour les droits des femmes et de tous. J’ai quitté le parti en 1972. Jeune, j’étais catholique, mais je ne crois plus en Dieu. Après tout ce que j’ai vu durant la guerre, je suis devenue athée, mais je respecte ceux qui ont la foi.

- Quel message souhaitez-vous transmettre aux jeunes d’aujourd’hui?

Les jeunes doivent apprendre à penser avec leur propre tête sans se faire embrigader par de fausses idéologies. Je souhaite que la guerre ne revienne plus. Assez de guerres! Que cela cesse!

*****

Des femmes dans la Résistance

Antonietta Chiovini n’a de loin pas été la seule femme à s’engager dans la résistance. D’après les données officielles, environ 200 000 femmes y ont pris part en Italie. 623 d’entre elles l’ont payé de leur vie. Parmi les femmes les plus célèbres de la résistance dans la région du lac Majeur, on peut citer Maria Peron, «l’infirmière des partisans», qui soignait avec des moyens très rudimentaires les résistants réfugiés dans les montagnes, Elsa Oliva, combattante et cheffe d’une brigade de partisans, Cleonice Tomasetti, la seule femme fusillée avec 42 autres partisans à Fondotoce, et Gisella Floreanini, une résistante qui a occupé un poste de ministre dans l’éphémère République d’Ossola.

Les résistantes avaient souvent des rôles modestes, mais n’en étaient pas moins importantes. «Sans les estafettes, les partisans n’auraient rien pu faire parce qu’ils devaient rester cachés dans la montagne. Ils ne pouvaient pas se déplacer librement tandis que nous, les femmes, nous sortions même la nuit. Moi, comme j’étais une gamine, on ne me soupçonnait pas», précise Antonietta Chiovini. 

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La République partisane d’Ossola

A deux pas de la frontière suisse, coincée entre le Valais et le Tessin, la région de l’Ossola a été l’un des hauts lieux de la résistance antifasciste et le théâtre de nombreux massacres. Les combats connaîtront leur paroxysme au printemps 1944. Du 11 au 30 juin, plus de 15'000 Allemands appuyés par 2000 fascistes italiens attaquent 400 partisans réfugiés dans l’arrière-pays de Verbania. Très peu en réchapperont. En guise de représailles, les nazis procèdent à de nombreuses exécutions sommaires. L’épisode le plus célèbre a lieu le 20 juin. Ce jour-là, 43 partisans sont passés par les armes. Sur le lieu de cette exécution, à Fondotoce, se trouvent maintenant un mémorial et une maison de la résistance. En octobre 1944, les nazis et les fascistes, au terme de combats acharnés, mettent fin à la République partisane d’Ossola, une expérience démocratique dans un territoire libéré qui aura duré à peine plus de quarante jours, du 10 septembre au 23 octobre.

Afin de fuir les combats et les mesures de représailles, des milliers d’habitants de la région ont cherché refuge au Tessin et à Brigue, en Valais. 2500 enfants ont été accueillis par des familles suisses. En souvenir de ces événements, il existe, depuis 2004, une place de Domodossola dédiée au peuple suisse. 

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