La Liberté

La Suisse doit mieux réguler le marché

Art L’art reste un marché opaque et propice aux pratiques douteuses, comme les paiements en liquide. En Suisse, ertaines voix déplorent que ce secteur en pleine explosion échappe encore à la législation antiblanchiment.
Le blanchiment est facile sur le marché de l’art en Suisse, un pays qui abrite la plus grande foire au monde d’art contemporain,
Le blanchiment est facile sur le marché de l’art en Suisse, un pays qui abrite la plus grande foire au monde d’art contemporain,

Isabelle Eichenberger

Publié le 13.06.2015

Temps de lecture estimé : 5 minutes

swissinfo

«Manipulations, conflits d’intérêts, opacité: ce qui se passe sur le marché de l’art, avec les paiements en liquide, me rappelle le secret bancaire il y a trente ans. Tout le monde sait, mais person-ne ne veut en tirer les conséquences.» Monika Roth, avocate et professeure à la Haute école de Lucerne, est catégorique. Aujourd’hui sévèrement régulés, les marchés financiers se tournent de plus en plus vers d’autres secteurs, surtout depuis la crise de 2008.

«L’art est particulièrement attrayant, parce que la fixation des prix n’a aucune transparence car, souvent, on ne connaît ni le vendeur ni l’acheteur», observe Monika Roth, qui vient de publier un livre sur le sujet («Wir betreten den Kunstmarkt»). La Suisse est le 6e marché mondial dans le domaine des enchères, selon le site spécialisé Artprice. Avec Art Basel, qui ouvre le 18 juin, elle abrite la principale foire mondiale d’art contemporain.

Ventes record

Historiquement, la Confédération a attiré un grand nombre de collectionneurs étrangers en raison de sa stabilité politique, financière et bancaire, ainsi que par la qualité des infrastructures et les avantages fiscaux. Et la discrétion: c’est ce qui pourrait expliquer pourquoi elle ne figure pas dans le classement 2014 des 10 pays comptant le plus de grands collectionneurs, publié par le site d’analyse Larry’s List.

Ce qu’on sait, c’est que les prix galopent. Les dernières ventes de mai à New York ont enfoncé de nouveaux plafonds avec 167,6 millions de francs pour une toile de Picasso et 132 millions pour une sculpture du Suisse Alberto Giacometti. En 2014, les ventes aux enchères ont atteint 15,2 milliards de dollars avec un nouveau bond de 26%, cette fois selon le rapport sur le marché de l’art mondial 2014 d’Artprice. Une progression de plus de 300% en une décennie.

«Le marché est désormais mature et liquide, offrant des rendements de 10 à 15% par an pour les œuvres supérieures à 100 000 dollars», analyse son fondateur et président, Thierry Ehrmann. Les prix figurent sur les catalogues, mais «ces ventes ne sont pas si publiques que cela», déplore Monika Roth. «On ne sait pas qui offre quel prix au téléphone. Souvent, on ne sait même pas qui est le vendeur. Et il y a des manipulateurs qui font monter les enchères juste pour maintenir la valeur de leur investissement.»

Présentes en Suisse, les multinationales comme Christie’s et Sotheby’s (cette dernière est cotée en bourse) affirment appliquer les contrôles nécessaires, mais n’en disent pas plus. Elles organisent aussi des ventes «privées» qui atteignent d’autres sommets, cette fois dans une totale discrétion. Elles se concluent souvent en liquide et échappent à l’impôt.

«Blanchiment facile»

«Le blanchiment est très facile, d’autant plus que les intérêts sont mêlés, il n’y a plus d’intermédiaires, un conseiller peut en même temps être un vendeur», poursuit Monika Roth. «On sait que les oligarques russes paient en liquide des maisons à Londres ou en Suisse, et l’art ne fait pas exception.»

Le prix n’a souvent plus aucun lien avec la valeur. «La première cause de l’explosion des prix est l’accroissement de la richesse des acteurs et des fortunes dans le monde, qui fait que les gens achètent plus d’œuvres d’art, qu’ils s’y intéressent à partir d’un certain montant, par goût mais aussi parce qu’ils cherchent de nouveaux domaines d’investissement, mais dans la discrétion», indique Anne-Laure Bandle, juriste et directrice de la Fondation pour le droit de l’art à Genève.

Le mélange des genres et les conflits d’intérêts sont au cœur de l’affaire de la mise en examen, en mars à Monaco, d’Yves Bouvier, transporteur et principal locataire (20 000 m2 sur 140 000) des Ports Francs de Genève, poursuivi pour escroquerie par le collectionneur russe Dmitri Rybolovlev. L’affaire éclabousse les Ports Francs, créés en 1854 à Genève pour entreposer des marchandises en transit, dont aujourd’hui 40% sont des biens culturels.

Ports Francs en question

«Dans les Ports Francs, des quantités de biens culturels sont négociées sans jamais en sortir et deviennent de simples titres de propriété», déclare Andrea Raschèr, expert en droit de l’art et ancien responsable des affaires internationales de l’Office fédéral de la culture. «De plus en plus de transactions s’y font aussi en liquide, parce que beaucoup de gens ont retiré leur argent des banques et le gardent dans les ports francs.»

Andrea Raschèr sait de quoi il parle puisqu’il a participé à l’élaboration de la loi fédérale sur le transfert des biens culturels de 2003. Il constate: «La nouvelle loi a permis de combattre le trafic illicite, mais les ports francs pourraient bien commencer à peser sur la politique culturelle et la politique extérieure. Ce serait une raison d’agir.»

Dans son rapport 2014, le Contrôle fédéral des finances (l’organe suprême de surveillance financière de la Confédération) a conclu que «ces zones douanières d’exception sont en plein essor et pèseraient aujourd’hui plus de 100 milliards de francs». Il préconise une hausse des contrôles douaniers pour régler le «cas épineux d’entreprises actives dans le stockage d’œuvres d’art ou de métaux précieux (dont) certaines contreviennent à l’esprit de la loi».

Seuil de 100 000 francs

Dès janvier 2016, la loi révisée sur le blanchiment d’argent inclura les infractions fiscales. En d’autres termes, la Suisse mettra fin à la distinction entre fraude et évasion fiscale qui lui a été tant reprochée. En quoi la loi touchera-t-elle les biens culturels? «La modification ne change pas le statut des marchands d’art mais fixe pour tous les commerçants de Suisse un seuil de 100 000 francs pour les paiements en liquide», répond Stiliano Ordolli, chef du Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS). «Le surplus est payable par carte de crédit ou alors le commerçant doit exercer des devoirs de diligence. Soit le commerçant n’accepte pas, soit il pose des questions supplémentaires pour être sûr de l’origine licite des fonds.»

Avec 100 000 francs, la limite des paiements en liquide fixée par la Suisse est très en deçà des normes de l’Union européenne (7500 euros) sur les transactions de biens culturels. «Ce n’est pas suffisant, car il y a le problème du contrôle», avertit Monika Roth. «Il faut une véritable régulation du marché de l’art, ne serait-ce que pour protéger les professionnels honnêtes. Les grands acteurs comme Art Basel devraient y penser car, une fois que la question du secret bancaire sera réglée, l’attention se portera vers l’art et cela va faire mal!» I

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