La Liberté

Comment Lénine a pris le pouvoir

Il y a un siècle, Vladimir Ilitch Oulianov changeait la face du monde lors de la Révolution d’octobre

Lénine au IIe Congrès des Soviets, le 26 octobre 1917 à l’Institut Smolny à Petrograd. © Vladimir Serov/1954/DR
Lénine au IIe Congrès des Soviets, le 26 octobre 1917 à l’Institut Smolny à Petrograd. © Vladimir Serov/1954/DR
Arrivée de Lénine à Petrograd. L’image est truquée: Staline n’était pas du voyage! © DR
Arrivée de Lénine à Petrograd. L’image est truquée: Staline n’était pas du voyage! © DR

Propos recueillis par 
Pascal Fleury

Publié le 06.10.2017

Temps de lecture estimé : 9 minutes

Russie »   Incroyable itinéraire que celui de Vladimir Ilitch Oulianov, alias Lénine. Comment est-il possible, en effet, que ce juriste d’origine bourgeoise, largement déconnecté de la dure réalité des ouvriers, des paysans et des soldats russes durant 17 années d’exil, ait pu devenir le père fondateur de l’URSS? Les explications de Korine Amacher, professeure associée d’histoire de la Russie et de l’URSS à l’Université de Genève, qui revient d’un colloque à Moscou organisé dans le cadre des commémorations du centenaire de la Révolution d’octobre.

Lénine est né en 1870 d’une famille bourgeoise. Son père 
a même été anobli par le tsar. Qu’est-ce qui l’a poussé à s’intéresser aux thèses marxistes?

Korine Amacher: Difficile à dire. Son père, directeur des écoles dans la province de Simbirsk, avait des idées progressistes 
en matière d’enseignement. Le déclic a peut-être eu lieu en 1887, lorsque son frère aîné, Alexandre, a été condamné à mort et pendu. Il s’était lié aux révolutionnaires de La Volonté du peuple, une organisation terroriste qui voulait abattre le tsarisme en assassinant le tsar. Cela a été un bouleversement pour Vladimir Ilitch. Or son père est mort une année auparavant. Dès lors sans protection, la famille de Lénine est ostracisée. Le jeune universitaire rejoint peu à peu la mouvance radicale. Il lit Marx, participe à des réunions politiques. Surveillé par la police, il est finalement arrêté en 1895 puis déporté en Sibérie.

Après trois ans en Sibérie, Lénine émigre en Suisse avec sa femme Nadejda Kroupskaia. Il défend alors ses théories révolutionnaires dans les cercles d’exilés…

Les différents courants au sein du marxisme russe provoquent des polémiques intenses, qui occupent Lénine. En 1902, il publie le pamphlet Que faire?, considéré comme le texte fondateur du léninisme. De nouvelles divisions apparaissent alors au sein du Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Lors de son IIe congrès, une partie des délégués présents, tenants d’un parti ouvert au plus grand nombre, se séparent de Lénine et de ses partisans, qui défendent l’idée d’un parti centralisé et professionnalisé. Lénine pense que seul un parti fort pourra donner aux ouvriers une conscience révolutionnaire. Le marxisme russe se divise alors en mencheviks et bolcheviks. Lénine est critiqué, notamment par Trotski, pour ses propos violents, ses méthodes autoritaires et conspiratrices.

Quels échos les idées de Lénine ont-elles en Russie?

En fait, en Russie, le marxisme se propage aussi indépendamment de Lénine, dans de petits groupes de villes industrielles. Lorsque se tient le Ier congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, en 1898 à Minsk, Lénine se trouve d’ailleurs en Sibérie. Avant 1917, ce parti restera longtemps minoritaire face au Parti socialiste-­révolutionnaire, créé en 1901 et tourné vers les paysans.

En janvier 1905 éclate la première Révolution russe. Selon l’historienne Hélène Carrère d’Encausse, le Parti bolchevik n’y a joué qu’un «rôle mineur»...

En réalité, en 1905, aucun parti n’a joué de rôle fondamental dans le déclenchement de la révolution. Ce sont au départ des grèves ouvrières, des troubles d’étudiants, des émeutes. Un Soviet des ouvriers (Conseil de délégués ouvriers) est créé en mai 1905. En octobre, une grève générale paralyse le pays. Lénine ne rentre en Russie qu’après la publication par le tsar du Manifeste d’octobre, qui accorde les libertés fondamentales à la Russie. Sous l’influence de Lénine, le Soviet de Moscou prône l’insurrection armée. C’est l’échec, suivi de la répression. Lénine doit émigrer à nouveau, de même que Trotski, président du Soviet. Cet échec va les pousser à réfléchir sur leur stratégie d’organisation alors que le prolétariat se radicalise.

Après un long exil, l’occasion 
se présente lors de la Révolution de février 1917. Mais les Thèses d’avril que Lénine développe 
à son arrivée à Petrograd (Saint-Pétersbourg) choquent tout le monde. Reste-t-il incompris?

Lui-même disait, en janvier 1917 à Zurich, qu’il ne verrait probablement pas la révolution de son vivant! A son arrivée à Petrograd en avril, il tient un discours extrêmement fort: arrêt de tout effort de guerre, pas de soutien au gouvernement provisoire, création d’une république des Soviets, confiscation des grandes propriétés foncières, nationalisation des banques… Résultat: il se retrouve isolé dans son propre parti. Lénine a en revanche le soutien d’un certain nombre de militants de la base. Il va alors travailler inlassablement pour convaincre les bolcheviks d’adopter son programme.

La tentative de putsch du général Kornilov, le 25 août, va-t-elle être un cadeau pour Lénine?

Pour stopper le putsch, le gouvernement provisoire d’Aleksandr Kerenski est obligé de demander de l’aide au Soviet de Petrograd. La mobilisation va alors être énorme dans les comités d’usines et de quartiers de la capitale. Kerenski dira plus tard que s’il n’y avait pas eu de putsch, il n’y aurait pas eu de Lénine. Entre l’été et octobre, on observe une radicalisation populaire dans tout le pays. Le flot de contestation est généralisé: discrédit sur le gouvernement provisoire, ras-le-bol de la guerre, prise de contrôle des terres par les paysans, tensions dans les périphéries. Lénine, dont les mots d’ordre rejoignent les désirs des masses populaires, va surfer sur cette vague de mécontentement.

Le 10 octobre 1917, Lénine revient à Petrograd, coiffé d’une perruque comme déguisement. Il réussit à convaincre le Comité central de voter l’insurrection…

Pour lui, la crise est mûre. Il ne veut pas attendre le IIe Congrès des Soviets et risquer de devoir partager le pouvoir avec d’autres groupes socialistes. Il obtient du Soviet de Petrograd, dirigé par Trotski, la création d’un Comité militaire révolutionnaire. C’est ce comité qui déclenche le coup d’Etat, dans la nuit du 24 au 25 octobre du calendrier julien (6-7 novembre), suite à la décision d’interdiction des journaux bolcheviks par le gouvernement provisoire. Sans soutien, le gouvernement tombe facilement.

Sa prise de pouvoir, Lénine 
la doit-il à son intelligence 
politique ou à l’incompétence 
du gouvernement provisoire?

Aux deux. Dans ces temps d’effervescence sociale et politique, le gouvernement provisoire s’est mis à dos la majorité de la population, en particulier par son incapacité à mettre fin à la guerre. Lénine en a habilement profité, ayant compris que les masses populaires étaient prêtes pour un changement radical. C’est cette convergence entre la politique des bolcheviks et la volonté d’ouvriers, de paysans et de soldats souvent plus radicaux encore que les bolcheviks, qui a permis la réussite de Lénine.

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L’Allemagne ennemie a-t-elle soutenu la révolution bolchevik?

En avril 1917, Lénine rentre en Russie dans un convoi organisé depuis Zurich par les socialistes suisses Robert Grimm et Fritz Platten. Pour traverser l’Allemagne en guerre, ils obtiennent que le wagon jouisse du statut d’extraterritorialité – il n’était pas «plombé», comme le veut la légende. L’Allemagne était en fait très intéressée à ce que Lénine renverse le gouvernement provisoire russe et mette fin aux hostilités sur le front de l’est.

L’Allemagne a-t-elle soutenu les bolcheviks? «C’est un mythe!» assure l’historienne Korine Amacher, s’appuyant sur les travaux de chercheurs sérieux. «Les intérêts allemands et bolcheviks étaient convergents. Cela ne veut pas dire que Lénine était un traître. Ni qu’il a bénéficié de fonds allemands. S’il y a eu aide allemande, elle a été minime. Les armes en main des militants venaient de soldats de retour du front et d’arsenaux pillés après la Révolution de février.»

La rumeur de trahison vient du chef du gouvernement provisoire Aleksandr Kerenski, qui a fait diffuser en juillet des documents accusant Lénine d’être un agent secret allemand. De nombreux bolcheviks ont été arrêtés, dont Trotski. Ils ont toutefois été vite libérés, pour contrer le putsch du général Kornilov. Lénine a finalement signé le traité de paix avec l’Allemagne le 3 mars 1918, à Brest-Litovsk. PFY

 

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une autre histoire 
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