La Liberté

Des esclavagistes suisses cousus d’or

Principale monnaie d’échange du marché négrier, l’indienne de coton était produite en masse en Suisse

Nouveau: film documentaire est désormais disponible au bas de l'article.

La Traite des nègres, indienne abolitionniste vers 1820 (Normandie). © Musée national suisse
La Traite des nègres, indienne abolitionniste vers 1820 (Normandie). © Musée national suisse
Caraco à la française, manufacture de toiles de coton de Jean-Jacques Deluze au Bied (NE) © PFY
Caraco à la française, manufacture de toiles de coton de Jean-Jacques Deluze au Bied (NE) © PFY
Des esclavagistes suisses cousus d’or © BPUN
Des esclavagistes suisses cousus d’or © BPUN
Portrait de Jean-Salomon Fazy (GE) tenant une indienne bleue. © Musée national suisse/PFY/BPUN/Institut national genevois
Portrait de Jean-Salomon Fazy (GE) tenant une indienne bleue. © Musée national suisse/PFY/BPUN/Institut national genevois
Commerce triangulaire © LIB/VR
Commerce triangulaire © LIB/VR

Pascal Fleury

Publié le 20.04.2018

Temps de lecture estimé : 7 minutes

 

Exposition » Principale monnaie d’échange dans la traite des esclaves, l’indienne – cette toile de coton aux motifs imprimés – était fabriquée en masse dans les manufactures suisses, entre le XVIIe et le XIXe siècle. Ce premier produit mondialisé est au cœur d’une exposition qui s’ouvre ­dimanche au Château de Prangins - Musée national suisse. Au travers de plus de 200 pièces d’étoffes originales, elle lève le voile sur un passé industriel lucratif méconnu, révélant une forte implication suisse dans le commerce triangulaire.

Les premiers cotons imprimés débarquent des Indes en Europe à la fin du XVIe siècle sur des navires portugais. «Ces tissus vont tout de suite fasciner de par leurs motifs exotiques et leurs couleurs vives. Moins délicats que la laine ou la soie, résistants au lavage, ils sont aussi plus agréables à porter comme vêtement que le lin ou le chanvre», explique Helen Bieri Thomson, directrice du Château de Prangins et commissaire de l’exposition.

Des artisans huguenots

Les compagnies des Indes s’emparent du marché. Mais dès la seconde moitié du XVIIe siècle, une fois les secrets de fabrication percés par des artisans arméniens à Marseille, les indiennes commencent à être imitées en Europe. L’impression des motifs se fait à partir de matrices en bois, puis de plaques de cuivre qui permettent d’obtenir des dessins raffinés. En France, ces indiennes suscitent un tel engouement que les fabricants de soie et de laine demandent à Louis XIV d’interdire leur importation et leur production en 1686.

Les indienneurs, qui subissent simultanément la révocation de l’édit de Nantes – ils sont pour la plupart huguenots –, n’ont d’autre choix que de fuir vers la Suisse. Emportant leur savoir-faire et leurs capitaux, ils s’installent le long de la frontière, à Genève, dans la principauté de Neuchâtel et le canton de Bâle, mais aussi à Zurich, Glaris ou en Argovie.

Alors que les indiennes sont prohibées en France, et même l’objet d’autodafés, l’indiennage helvétique connaît un essor énorme, profitant allègrement de la contrebande vers la France puis, dès la fin de la prohibition en 1759, de la réouverture des marchés. Face à pareil engouement, Jean-Jacques Rousseau vitupère: «Bientôt, si nous voulons vivre, il nous faudra manger des montres et des toiles peintes, car l’agriculture est absolument abandonnée pour des arts plus lucratifs!»

A Genève, vers 1785, environ 20% de la population travaille dans les manufactures des familles Fazy, Petit ou Deonna. A Neuchâtel, ce sont les maisons Du Pasquier, Deluze, Chaillet, Bosset, Meuron ou Montmollin qui prospèrent, produisant 160 000 pièces de tissus imprimés, ce qui fait de la principauté «le plus important centre d’indiennage sur le continent».

La Fabrique-Neuve, à Cortaillod, emploie 800 ouvriers. Elle travaille pour le compte de la société de négoce Pourtalès, qui fournit cotonnades et teintures des Amériques puis écoule les indiennes dans les comptoirs d’Europe et des colonies. Les capitaux investis sont colossaux, atteignant plusieurs millions de livres dans les grandes fabriques. «L’industrie cotonnière suisse arrive en 2e position après l’Angleterre», note la directrice.

Les artisans suisses s’exportent aussi en France, ouvrant plusieurs manufactures dans les ports négriers de Nantes et de Bordeaux. A la fin du XVIIIe siècle, on estime à un millier les Suisses œuvrant dans l’indiennage français, souvent à des postes clés. A la manufacture Oberkampf de Jouy, 20% du personnel est suisse. On y parle même l’allemand!

Commerce triangulaire

Une bonne partie de la production suisse alimente le commerce triangulaire. «Impression textile et traite sont intrinsèquement liées dans la mesure où les manu­factures, à côté d’autres textiles, impriment des toiles spécialement destinées à l’acquisition d’esclaves sur les côtes africaines», écrit l’historien des arts industriels Bernard Jacqué, dans le catalogue de l’exposition. Les bateaux sont remplis à 70 ou 80% avec ces toiles destinées au commerce négrier. En 1789, le navire Le Necker, armé par la maison de négoce bâloise Burck­hardt, emporte vers l’Angola et le Congo des toiles de coton – dont des «indiennes suisses» – pour 150 000 livres, soit les trois quarts de la valeur totale de la cargaison. En Afrique, tout le monde porte de l’indienne: colons, domestiques, esclaves, enfants...

Après avoir permis à la Suisse de s’insérer durablement dans l’économie mondiale, l’indiennerie helvétique s’effondre au cours du XIXe siècle, en raison du blocus continental sous Napoléon, de tarifs douaniers prohibitifs, de l’abolition de l’esclavage et de la concurrence anglaise. Mais aussi de l’évolution de la mode: les femmes se tournent vers les mousselines blanches... Rideaux!

Indiennes, un tissu révolutionne le monde!, exposition du 22 avril au 14 octobre 2018, Château de Prangins.

> www.nationalmuseum.ch/f/prangins

Radio: Ve: 13 h 30

TV: Les routes de l’esclavage (3 et 4) Di: 22 h 15 Lu: 23 h 30


 

Une fondation suisse soutient les descendants des esclaves

Cooperaxion s’engage au Liberia et au Brésil, en rappelant que la Suisse a participé au système colonial.

La Suisse a été étroitement impliquée dans le système colonial. Forte de ce constat, la fondation Cooperaxion, créée en 2005 à Berne, mène son action sur deux axes: l’information en Suisse et le partenariat international auprès des descendants des esclaves en Afrique et en Amérique du Sud. «Il importe d’avoir un recul historique, pour pouvoir mettre en place une coopération internationale sur un pied d’égalité. Une société globale juste dépend des efforts communs entrepris aussi bien au Nord qu’au Sud», explique Izabel Barros, chargée de projets auprès de la fondation.

Côté information, en Suisse, Cooperaxion organise des visites guidées à Neuchâtel et à Berne sur les traces du lucratif commerce triangulaire. De somptueuses demeures témoignent encore du succès de certaines grandes familles de l’époque. La fondation propose aussi des expositions et un projet éducatif sur l’esclavage, pour sensibiliser le public au rôle multiple de la Suisse durant la période coloniale. Elle gère en outre une base de données en ligne des Suisses autrefois impliqués dans le commerce de l’esclavage. «Nous attendons toujours une reconnaissance de la Confédération concernant sa participation au système colonial. Il importe que ce sombre passé soit connu du public, car il a encore des implications sur le racisme, les inégalités sociales ou autres injustices», souligne Izabel Barros.

Côté coopération internationale, la fondation soutient divers projets en faveur de l’équité et de la responsabilité sociale sur les routes de l’esclavage. Au Liberia, elle s’engage dans la formation professionnelle et le renforcement des liens sociaux au travers du football et de la danse. Elle soutient aussi un projet de recyclage du plastique. Au nord-est du Brésil, dernier pays à avoir aboli l’esclavage, elle participe à diverses actions agricoles et de défense des droits des communautés villageoises Quilombolas. Cette population de 2,5 millions d’habitants descend directement de personnes réduites à l’esclavage. PFY

www.cooperaxion.org


 

Documentaire : « Les routes de l'esclavage » (ép. 3 et 4)

Histoire Vivante, dimanche 22 avril à 22h00 sur RTS Deux (à voir ici jusqu’au 22 mai)

 

 


Histoire vivante

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