La Liberté

Helvécia, l’ombre des colons suisses

La bourgade brésilienne, fondée vers 1818 comme Nova Friburgo, est peuplée de descendants d’esclaves

Des élèves de l’école Arte Capoeira Bahia exécutent des figures devant la gare d’Helvécia, d’où était exporté le café.  © Dom Smaz
Des élèves de l’école Arte Capoeira Bahia exécutent des figures devant la gare d’Helvécia, d’où était exporté le café. © Dom Smaz


Milena Machado Neves et Christian Doninelli

Publié le 22.06.2018

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Brésil »   Aux confins de l’Etat de Bahia, au Brésil, perdue au milieu d’un océan d’eucalyptus, somnole Helvécia. Cette bourgade peuplée presque exclusivement de Noirs a été fondée vers 1818 par des Suisses et des Allemands, des colons qui comptaient parmi les derniers propriétaires d’esclaves au Brésil.

Le soleil n’a pas encore atteint son zénith que déjà la chaleur se fait suffocante. Sur la place centrale, trois adolescents exécutent des figures de capoeira, cet art martial d’origine africaine. En toile de fond, sur la façade jaune moutarde de la gare désaffectée, se détache un nom pour le moins inattendu: «HELVECIA», suivi d’une date, 1897, année de construction de l’édifice. L’histoire est facétieuse: le plus africain des villages brésiliens porte un nom suisse!

Sur place, difficile de percer ce mystère. Les passants avouent ignorer tout ou presque des origines de leur communauté. «Dans le temps, il y avait un grand propriétaire terrien dont la femme s’appelait Helvécia, raconte une jeune serveuse accoudée au bar. Par amour, il a donné son nom à ses terres.» Un client attablé en face intervient: «Non! Helvécia, c’est le nom d’une ville en Suisse.» On s’approche de la vérité…

Emigration vers le Brésil

La fondation d’Helvécia s’inscrit dans une politique de développement du Brésil lancée par Jean VI, roi du Portugal. Afin de peupler et mettre en valeur ses vastes possessions du Nouveau-Monde, le souverain octroie des terres à des migrants venus d’Europe. C’est d’ailleurs ce qui conduira 2000 Suisses à fonder Nova Friburgo, dont on fête cette année le bicentenaire. Ici, la colonisation semble concomitante. Georg Wilhelm Freyreiss, un naturaliste allemand, en est l’instigateur. Avec des Suisses et des Allemands, il fonde, en 1818, la Colonie Léopoldine.

Pierre-Henri Béguin et Philippe Huguenin, deux Neuchâtelois, font partie des premiers colons. On connaît leur périple grâce à la correspondance d’un certain Charles-Louis Borrel qui les mandate dans le sud de Bahia afin d’exploiter les terres que Jean VI lui a données. «Ils étaient rendus sur place environ à Noël 1819, seuls comme Robinson», écrit Borrel.

Dans la région s’installeront également des Langhans, Montandon, Pache, Jaccard, Maulaz… Aujourd’hui, tous ces patronymes ont disparu, y compris celui de Johann Martin Flach. Ce Schaffhousois, qui avait ses entrées à la cour royale, gérait l’une des plus vastes exploitations agricoles de la colonie. Baptisée Helvetia, cette propriété est passée à la postérité et désigne aujourd’hui le village qui l’a remplacée.

En visite en 1826 dans sa ferme brésilienne, Charles-Louis Borrel s’extasie. Six ans à peine après sa création, sa propriété ressemble à un jardin d’Eden: «L’allée d’orangers conduisant de la rivière à mon pavillon était couverte de fruits, les fleurs embaumaient, les colibris à reflets métalliques brillaient au soleil comme les plus beaux diamants.» Et pour cause, la Colonie Léopoldine va très vite prospérer grâce à la culture du café… et au recours au travail forcé.

D’ailleurs, notre fameux Borrel, de manière truculente et sans la moindre gêne, raconte comment, en avril 1827, il s’en va à Rio pour acheter des esclaves pour sa plantation: «C’était un hangar renfermant 500 à 600 Noirs au moins. Il y avait des beaux hommes et des belles femmes du Congo. Je payais les jeunes Négresses 55 louis pièce.»

Avec les années, les esclaves finissent par former des contingents considérables. En 1848, Johann Martin Flach possède 108 esclaves. Dans la colonie, seule la famille Krull, de parenté avec Peter Peycke, consul de Hambourg, en compte davantage. A la fin des années 1850, Karl August Toelsner, le médecin de la colonie, rapporte qu’il y aurait 200 Blancs pour 2000 esclaves, répartis dans 40 exploitations agricoles. Un rapport d’un à dix! De quoi expliquer le teint des habitants actuels d’Helvécia.

Dès les années 1850, la région assure plus de 80% de la production de café de la province de Bahia. La Colonie Léopoldine devient si importante que la Suisse juge nécessaire de créer une agence consulaire dans la ville voisine de Caravelas. Des fortunes immenses se constituent. João Flach, fils de Johann Martin Flach, après des études d’agronomie à Hofwil, en Suisse, reprend l’exploitation de son père. Suite à son décès – il se noie dans la rivière Peruípe – un inventaire fait état d’une fortune d’un million de francs suisses, une somme colossale pour un planteur.

Mais les arbres ne poussent pas jusqu’au ciel et la colonie va lentement péricliter. Les fugues et les révoltes d’esclaves se multiplient, comme en 1882 sur les terres de Frédéric-Louis Jeanmonod, grand propriétaire terrien et vice-consul de Suisse à ses heures.

En 1888, l’interdiction complète de l’esclavage au Brésil et la concurrence d’autres régions productrices de café porteront un coup fatal à la colonie. Les colons quittent la région, voire repartent alors vers la mère patrie. C’est notamment le cas d’un certain Edgar Bornand, né en 1884 dans la Colonie Léopoldine, et dont La Liberté nous apprend, en avril 1948, qu’il a été condamné à quatre ans de prison par une Cour de justice parisienne pour collaboration avec l’ennemi.

Helvécia aujourd’hui

De toute cette histoire, il ne reste plus rien ou presque. Le musée d’Helvécia, situé dans l’ancienne gare, abrite tout juste une croix du XIXe siècle qui aurait été ramenée du cimetière des esclaves. Un portrait aussi, celui d’Henrique Sulz, premier représentant de la famille Sulz à s’établir à Helvécia. «J’ai dû confier ce tableau de mon arrière-grand-père au musée, rigole Rosemar Cerqueira Rafael, mon fils Normam en a toujours eu une peur bleue. Il croyait que son aïeul le fixait durant la nuit!»

L’inventaire ne serait pas complet si nous n’évoquions la stèle de João Flach que Jean Albuquerque, une passionnée d’histoire locale, a escamotée à la manière d’une Indiana Jones: «Les vols de pierres tombales sont monnaie courante. J’ai récupéré celle de Flach avant qu’elle ne disparaisse à tout jamais. Je la rendrai un jour!», assure-t-elle.

A défaut de vestiges matériels, les colons ont laissé quelques patronymes germaniques, Krull, Krygsmann, Metzger et Sulz, derniers «Suisses» d’Helvécia. Ultime legs des planteurs suisses et allemands, un bagage génétique que l’on remarque chez quelques villageois, comme les frères Krull, qui ont des yeux bleu acier détonnants sur leur peau mate.

 

Histoire Vivante sur la RTS

Radio: Vendredi 13h30, L’Italie de Beppe Grillo
TV: Pas de documentaire en raison du Mondial.


 

Des racines africaines toujours très vivantes

Fille de la traite des Noirs, Helvécia bénéficie aujourd’hui d’un statut spécial, celui de communauté «quilombola», une reconnaissance fédérale de son passé et de son origine africaine. Quand on déambule dans les rues du village, on en rencontre encore de nombreuses expressions comme la capoeira (art martial), la danse traditionnelle bate-barriga (bat-le-ventre), ancêtre de la samba (Photo: Dom Smaz), ou encore l’umbanda, un culte d’origine africaine mâtiné d’éléments catholiques et indigènes.

Ce sont ces racines que revendique Reginaldo, le maître de capoeira du village: «Mes ancêtres étaient Africains. Leur sang coule en moi. Aujourd’hui, je défends cette culture, notamment la capoeira qui est un héritage du peuple noir.» Ses élèves ont pris la poudre d’escampette. Pour échapper à la chaleur, ils sont allés se jeter dans le rio Peruípe sans se douter que, sur ses rives, il y a moins de 200 ans, débarquaient, entraves aux pieds, leurs ancêtres africains. MMN/CD

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