La Liberté

La longue guerre des ventres creux

Les «Jours sans» ont profondément marqué les mémoires. Une exposition et un livre en témoignent

File d’attente quotidienne pour l’achat d’une ration de pain avec ticket, en 1943 à Lyon.
File d’attente quotidienne pour l’achat d’une ration de pain avec ticket, en 1943 à Lyon.
Affichette éditée par le Service social de la Croix-Rouge française. © CHRD Lyon/DR
Affichette éditée par le Service social de la Croix-Rouge française. © CHRD Lyon/DR
Une affiche en faveur des bons de solidarité émis par le Gouvernement de Vichy.
Une affiche en faveur des bons de solidarité émis par le Gouvernement de Vichy.
Affichette éditée par le Service social de la Croix-Rouge française.
Affichette éditée par le Service social de la Croix-Rouge française.
Mesure de ¼ de litre et carte de lait, datée de 1940.
Mesure de ¼ de litre et carte de lait, datée de 1940.

Jacky Durand

Publié le 09.02.2018

Temps de lecture estimé : 6 minutes

Seconde Guerre mondiale »   Connaissez-vous le «pâté de viande sans viande», le «soufflé aux miettes», le «pain de miettes»? C’étaient, il y a plus de 70 ans, les recettes de survie de la France occupée. Les ventres étaient alors aussi creux que les assiettes, tout un pays vivait au rythme des queues devant les étals quasi vides. La quête du manger et du boire était aussi morcelée que les carnets de ­tickets de rationnement, alors que l’alimentation, objet de marchés noirs, gris et roses, était une arme de guerre.

A Lyon, le Centre d’histoire de la résistance et de la déportation consacre jusqu’au 25 février une exposition à ces «Jours sans», entre 1939 et 1949, qui ont profondément marqué les mémoires et les comportements face à la nourriture. Une plongée mémorielle qui renvoie aux violences de la faim d’aujourd’hui en Syrie, en Irak ou dans la Corne de l’Afrique.

Femmes au front

Les femmes sont les visages anonymes de ces jours gris. Elles patientent pendant quatre heures au quotidien devant les magasins, avant de se casser le nez sur l’inscription «Plus de lait», «Pas de vin», «Pas de viande». Dans leur cabas, elles conservent les tickets en vigueur depuis l’instauration du rationnement, le 23 septembre 1940. Le ravitaillement est un véritable casse-tête, dans ce maquis du classement des bouches à nourrir: E (enfants), J (jeunes), A (adultes), T (travailleurs de force), C (travailleurs agricoles), V (personnes âgées). Les mères de famille hésitent à présenter leur carte nationale prioritaire, barrée de bleu-blanc-rouge, tant sa vue provoque le mécontentement dans les files d’attente.

L’assiette de l’Occupation est un énorme enjeu politique. Dès son discours du 13 août 1940, Pétain proclame que la première tâche de son gouvernement sera de permettre que «tous, pauvres et riches, aient leur juste part de la Nation». Mais dans les faits, la population subit les mesures incohérentes et inefficaces de Vichy.

Pour soigner son image, Pétain prétend mettre du baume au cœur de ceux qui subissent les restrictions grâce au Secours national, un organisme créé en 1914 pour secourir les populations éprouvées par la guerre. Sous l’Occupation, le Secours national devient une gigantesque machine pour recueillir des fonds grâce à des collectes privées, la Loterie nationale, des subventions de l’Etat mais aussi la confiscation et la vente des biens des juifs.

On vend ainsi dans la rue des bons de solidarité: «Un franc, c’est une soupe pour un enfant. Un bon de solidarité ne se refuse pas.» On lance également l’opération «le lapin des écoles». Sous la direction des instituteurs, les écoliers élèvent des lapins qui sont ensuite envoyés dans les villes.

Pour refouler l’appétit des Français, la loi impose aux boulangers de vendre le pain rassis, 24 heures après la sortie du four. On redonne du goût à l’insipide en frottant les casseroles avec une moitié d’oignon. Et pour tenter de boire un vrai café, on trie les grains dans l’ersatz qui contient aussi de l’orge, du lupin et des glands.

Entre 1940 et 1944, les prix des denrées alimentaires sont multipliés par trois à quatre. «Les mères de famille n’ont pas les moyens matériels pour acheter de la viande, ni même des légumes», note en 1941 le délégué à la famille de la région lyonnaise. Dans ce contexte de disette et d’appauvrissement, l’inégalité des ressources entre les individus, entre villes et campagnes, entraîne un délitement durable du lien social.

Marché gris du troc

Les dimanches, la France citadine pédale vers les campagnes pour se ravitailler à la ferme. C’est le marché gris du troc, sur lequel les autorités ferment les yeux, avant de l’autoriser en 1942. Le marché rose permet aussi aux familles des villes de bénéficier, moyennant finance, de colis de nourriture n’excédant pas 50 kg, envoyés par des proches ou des producteurs. Mais jusqu’à la fin des années 40, c’est le marché noir qui reste la principale source de ravitaillement parallèle.

Dans la France occupée, la ration quotidienne est de 1500 calories, quand il faut 2500 calories pour satisfaire les besoins d’un homme au repos. Durant l’hiver 1942-1943, la ration baisse à 1200, voire à 1000 calories. La malnutrition provoque des retards de croissance chez les enfants, la gale du pain, des amaigrissements annonciateurs de la tuberculose…

Morts de faim

Des personnes sont retrouvées décédées d’inanition à leur domicile ou dans les rues. A l’hôpital psychiatrique du Vinatier, dans la banlieue lyonnaise, plus de 2000 personnes succombent à la faim. La famine sévit aussi en prison. Les détenus du Rhône expliquent en 1941 au préfet: «Nous n’avons pour toute nourriture que deux soupes très claires et une boule de pain par jour.» A la prison de Riom (Puy-de-Dôme), l’artiste Boris Taslitzky peint un défilé de squelettes ambulants dans la Pesée matinale des internés.

La situation est grave, mais sans commune mesure avec celle des camps d’extermination, où l’espérance de vie des détenus ayant échappé à la chambre à gaz est de trois mois. «La faim chronique fait rêver la nuit et s’installe dans toutes les parties de notre corps», écrivait Primo Levi, survivant d’Auschwitz.

© Libération/avec PFY

Exposition: www.chrd.lyon.fr
Livre: Les jours sans –1939 -1949, alimentation et pénurie en temps de guerre, collectif, Ed. Libel, 2017.


 

Rationnement aussi en Suisse

Pays dépendant des importations, la Suisse neutre n’a pas été épargnée par la pénurie de vivres pendant la Seconde Guerre mondiale. Après la disette de 1918, elle s’est toutefois mieux préparée. Dès octobre 1939, sucre, légumineuses, produits céréaliers, graisse et huile ont été rationnés, et dès juillet 1940, la vente de pain frais a été interdite. En mai 1941, on a aussi introduit deux jours sans viande par semaine. Le rationnement du lait a suivi en novembre 1942. Parallèlement, la Suisse a encouragé la production agricole par l’augmentation des surfaces labourées. Ce Plan Wahlen a permis à l’autoravitaillement de progresser de 52 à 59%, symbolisant la volonté de résistance et d’indépendance de la population. PFY

 

Histoire Vivante sur la RTS

Radio: Ve: 13h30

TV: Le savant, l’imposteur et Staline ­– ­Comment nourrir le peuple. Dimanche: 22h30 Lundi: 23h25


Histoire vivante

La Liberté - Bd de Pérolles 42 / 1700 Fribourg
Tél: +41 26 426 44 11