La Liberté

La mémoire, école de la démocratie

Un travail de mémoire s’impose pour construire les valeurs démocratiques. Exemple avec l’Allemagne

Grand-père de l’historienne Géraldine Schwarz, Karl Schwarz en famille. © DR
Grand-père de l’historienne Géraldine Schwarz, Karl Schwarz en famille. © DR
Karl Schwarz avait racheté en 1938 une entreprise au Juif Julius Löbmann. © DR
Karl Schwarz avait racheté en 1938 une entreprise au Juif Julius Löbmann. © DR
Volker Schwarz, père de l’auteure, de la «génération révoltée». © DR
Volker Schwarz, père de l’auteure, de la «génération révoltée». © DR

PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE BACH

Publié le 09.03.2018

Temps de lecture estimé : 9 minutes

Allemagne »  C’est un ovni littéraire et/ou journalistique que Géraldine Schwarz a présenté hier, à Genève. Une enquête qui mêle sa propre histoire familiale aux débats autour des enjeux de la mémoire en Allemagne, mais pas seulement, puisque, plus largement, c’est le rapport entre démocratie et appréhension du passé qui est questionné dans cet ouvrage1.

Point de départ de l’enquête: dans la ville de Mannheim, son grand-père, Karl Schwarz, a racheté en 1938 une entreprise à Julius Löbmann. Ce dernier, Juif, est contraint de vendre à bas prix. Il tentera de fuir l’Allemagne mais échouera à obtenir un visa. Il sera le seul de sa famille – sa femme fut exterminée à Auschwitz, son fils fit partie de 44 enfants d’Izieu – à survivre.

Après la guerre, il écrivit à Karl Schwarz pour exiger réparation. Mais l’interpellé se dérobe, tergiverse, invoque ses propres souffrances de manière un peu obscène avant d’accepter un compromis. Il est le parfait reflet de son époque, de cette immédiate après-guerre plongée dans le déni. Il n’a pas directement commis de crimes, il a simplement passivement suivi le flux de son époque de manière opportuniste, il est un «Mitläufer».

Interrogeant son propre vécu familial franco-allemand (sa grand-mère est fille d’un gendarme sous Vichy), Géraldine Schwarz explore alors les enjeux du travail de mémoire qui a permis à l’Allemagne de passer par diverses étapes d’une dictature totalitaire à une démocratie.

Pourquoi vous êtes-vous lancée dans cette double introspection familiale et historique?

Géraldine Schwarz: Le déclencheur de ma démarche a été des événements comme le Brexit, l’élection de Trump en 2016, le fait que l’extrême droite a été à deux doigts d’emporter la présidence en Autriche ou les scores du Front national en France. La montée des populismes en quelque sorte. Des idées extrémistes, qui ont failli détruire l’Europe il y a quatre-vingts ans, resurgissent.

A quel moment votre histoire familiale vient-elle s’entremêler avec cette enquête?

Parallèlement, j’ai découvert, via des archives familiales, que mon grand-père, Karl Schwarz, a acheté en 1938 une entreprise à une famille juive, les Löbmann. On m’en avait plus ou moins parlé, ce n’était pas un secret. En l’occurrence, 1938, c’est l’année de la descente aux enfers des Juifs d’Allemagne. Ce n’est donc pas anodin.

En 1948, mon grand-père reçoit une lettre de Julius Löbmann qui lui réclame une somme d’argent importante en guise de réparation. L’échange de lettres met en évidence un déni de la part de mon grand-père et un manque d’empathie pour Julius Löbmann qui avait perdu la plus grande partie de sa famille.

En quoi cette correspondance est-elle exemplaire?

Cette attitude est le reflet parfait de l’ambiance d’après-guerre. L’Allemagne est alors dans un déni, un aveuglement collectif, y compris à gauche ou dans la presse. On découvre un manque d’empathie, une lamentation sur soi-même, qui renvoie au mécanisme d’aveuglement collectif des années trente.

Des écrivains comme Günter Grass retraceront cette attitude de suivisme. Il y a alors eu un gros travail des intellectuels pour sortir de cette période de déni. Des figures vont jouer un rôle important: Heinrich Böll, Siegfried Lenz, Theodor W. Adorno, Jürgen Habermas et les figures de l’école de Francfort, Karl Jaspers. La personnalité de Fritz Bauer sera très importante. Ce procureur du Land de Hesse mènera le procès d’Auschwitz en 1963.

Comment s’est fait ce changement de mentalités?

Cela se fera par étapes. Avec des moments de ruptures. Mon père fera ainsi partie de cette génération qui se révoltera contre cette politique du déni qui enterre les crimes du Reich sous le miracle économique allemand. Cela culminera à la fin des années soixante avec la révolte des étudiants qui sera très marquée par cette confrontation avec le passé. Après, dans les années 1970, cette révolte va passer à l’obsession où tout sera considéré comme fasciste. Après avoir vu des fascistes nulle part, on en verra partout. Ce qui est dangereux en tant qu’exercice de mémoire.

Quelle forme ce rapport au passé prendra-t-il dans les décennies suivantes?

En 1979, la diffusion de la mini série Holocauste constituera un tournant. Chaque diffusion sera suivie d’un débat. Cette série américaine va bousculer les consciences tant aux Etats-Unis qu’en Allemagne.

Un nouveau basculement intervient le 8 mai 1985 lorsque le président Richard von Weiz­säcker tient son discours qui émeut le monde entier. Il fait passer le message que 1945 n’est pas une défaite mais la libération de l’Allemagne et qu’il faut célébrer cette date. C’est là qu’on se rend compte que ces processus prennent du temps. C’est une grande césure qui scelle un pacte entre la politique et la morale tirée de l’histoire.

Vous dites qu’aujourd’hui ce travail est plus poussé en ­Allemagne qu’en France?

Le travail allemand est très accompli à partir de la fin des années quatre-vingt et nonante. En revanche, il l’est très peu en France où il faudra attendre 1995 pour que le passé de Vichy soit assumé. La culture démocratique du citoyen est plus avancée en Allemagne qu’en France qui pèche encore par un manque de transparence, l’intimidation de la parole discordante, le sens de la hiérarchie, la difficulté des Français de s’organiser pour défier l’autorité, sauf lorsque c’est anonyme. La thèse du livre est que le travail de mémoire constitue la meilleure école de la démocratie. Mais cela dépend bien sûr de la manière dont on l’enseigne.

L’extrême droite est pourtant de retour en Allemagne?

On assiste aujourd’hui à un nouveau rebondissement, qui n’est pas des plus positifs avec l’AfD (Alternative für Deutschland, le nouveau parti d’extrême droite qui a réalisé un score de 12% (et même de 25% dans certaines régions en ex-RDA). Or le révisionnisme historique est au cœur de son discours. Quand Alexandre Gauland, porte-parole de l’AfD, affirme qu’on a le droit d’être fier de nos soldats, c’est un recul de cinquante ans. On assiste à une réelle tentative de discréditer le travail de mémoire et de réhabiliter partiellement une partie de cette page sombre. Comme le travail de mémoire est indissociable de la démocratie, attaquer l’un c’est s’attaquer à l’autre. On est en droit de s’inquiéter.

Géraldine Schwarz, Les Amnésiques, Ed. Flammarion, 2017, 352 pages.


 

Une subjectivité revendiquée

Comment qualifier le travail de Géraldine Schwarz qui mêle à la fois son histoire familiale, un travail d’enquête historique et une part narrative: enquête, chronique familiale, essais? Et qui est publié dans une collection et sous l’intitulé de roman. C’est un récit historico-familial, répond-elle. «En anglais on appellerait cela une Non-fiction novel

Un exercice littéraire initié par des auteurs comme Truman Capote. Comment, à partir du réel, raconter une histoire dans une forme empruntée au roman. Une forme de narration parfois critiquée que l’on appelle le Nouveau Journalisme et qui a donné des figures comme Tom Wolf ou Hunter S. Thompson.

Bref, Géraldine Schwarz admet et revendique la part de subjectivité du journaliste qui se mue en intervenant. Une démarche qui lui permet de conjuguer sa double formation de journaliste et d’historienne.

Née en 1974, ancienne correspondante de l’AFP à Berlin, Géraldine Schwarz s’est mise à son compte il y a sept ans. Elle collabore avec divers médias internationaux. Et réalise également des documentaires.

Outre son travail sur les mémoires, elle enquête aussi depuis plusieurs années sur les archives des services secrets allemands (BND, ­Bundesnachrichtendienst).

Des thèmes qui se recoupent, relève-t-elle en faisant allusion à l’ouvrage qu’elle vient de publier: «Je m’intéresse à tout ce qui est lié à la mémoire, comme dans ce livre, mais aussi à sa manipulation et comment cela permet de justifier des guerres.» Ou aux mécanismes qui permettent de basculer dans la barbarie. «Il faut toujours avoir en tête que chaque petit renoncement multiplié par un million, cela donne la persécution des Juifs pendant le IIIe Reich». PBh


 

HISTOIRE VIVANTE

Radio: Ve: 13h30

TV: Italie et mafia, un pacte sanglant 

Di: 20h40

Lu: 23h50


Histoire vivante

La Liberté - Bd de Pérolles 42 / 1700 Fribourg
Tél: +41 26 426 44 11