La Liberté

La Suisse, haut lieu de l’arbitrage

Depuis plus d’un siècle, Genève et Zurich règlent discrètement les litiges entre entreprises

 film documentaire disponible au bas de l'article

Yves Genier

Publié le 14.09.2018

Temps de lecture estimé : 7 minutes

Conflits » Ils sont juges ou avocats. Quelques-uns sont promoteurs immobiliers. Une vingtaine en tout, ils viennent du Maroc se renseigner sur les modalités pratiquées en Suisse de l’arbitrage des litiges qui peuvent éclater entre entreprises. Pourquoi ont-ils entrepris tout ce voyage pour se rassembler, ce jeudi matin, dans une salle de conférence de la Chambre de commerce et d’industrie de Genève? «Parce que la Suisse a bonne réputation», lâche l’un d’entre eux.

La Suisse a même si bonne réputation qu’elle est l’un des principaux centres internationaux de l’arbitrage. «Genève et Zurich se hissent d’année en année parmi les cinq villes au monde où se règlent le plus de cas, aux côtés de New York, Londres et Paris», explique Thomas Pletscher, secrétaire général de la section suisse de la Chambre de commerce internationale (CCI) à Zurich.

Affaire de l’Alabama

Retour à Genève, où la vingtaine de Marocains écoute attentivement les explications de Caroline Ming, directrice de la Swiss Chamber’s Arbitration Institution: «La Suisse cumule le culte de la confidentialité et les arbitres ont à cœur de bien faire leur travail afin de préserver leur réputation. Ils ont beaucoup à perdre s’ils font une bêtise.»

De plus, les spécialistes revendiquent une tradition ancienne, remontant à l’arbitrage de l’Alabama, rendu en 1872 à Genève, par lequel le Royaume-Uni a accepté de payer une compensation aux Etats-Unis pour avoir livré des bateaux de guerre aux sudistes pendant la guerre de Sécession en dépit de sa déclaration de neutralité. Depuis, complète Caroline Ming, la pratique «s’est construite progressivement, avec la constitution d’un savoir-faire autour d’avocats spécialisés, d’arbitres, puis la création de lois idoines permettant le recours facilité à des tribunaux».

On l’a compris, l’arbitrage est un substitut à la justice civile pour résoudre les conflits. Un substitut prévu dans les contrats, stipulant quelle est l’autorité d’arbitrage, le droit qui sera appliqué et le lieu de l’arbitrage. La désignation de l’autorité d’arbitrage est centrale, car c’est elle qui désigne les arbitres. Ces derniers doivent être rigoureusement indépendants des parties afin d’être au-dessus de tout soupçon.

Mais au fait, que s’agit-il d’arbitrer? Toutes sortes de conflits pouvant survenir entre deux entreprises, comme les défauts de fabrication, de livraison, d’exécution d’une commande. Des enjeux, souvent, de plusieurs millions de dollars. On l’appelle arbitrage de sociétés.

Opacité bien pratique

Parfois, les entreprises, surtout les grandes, s’opposent à des Etats, notamment suite à des manques à gagner après une décision gouvernementale comme la modification d’une norme, d’une règle, voire une nationalisation. Comme l’a fait en 2009 Holcim après la prise de contrôle d’une cimenterie au Venezuela. On appelle ce second type de différend un arbitrage d’investissement. En suisse, une étude d’avocats se distingue dans cet exercice: Lalive, à Genève, affirme Laurent Hirsch, de l’ordre des avocats genevois. La Confédération, elle, n’a jamais dû répondre à une demande d’arbitrage, selon le SECO.

Reste que ces accords ne sont de loin pas toujours publics. Ce qui peut se comprendre pour les cas entre entreprises est plus contesté en ce qui concerne les Etats. Diverses initiatives ont été prises pour favoriser la transparence (lire ci-contre). Mais, selon un expert, les adversaires de la transparence sont moins les entreprises que les Etats: «Ils ne veulent pas montrer qu’ils font des bêtises et susciter, ainsi, d’autres procédures.»

> Voir aussi la fiche pédagogique sur le même sujet sur www.alliancesud.ch


 

Trois questions à Gabrielle Kaufmann-Kohler

 

Les réformes en vue de l’arbitrage entre Etats et entreprises remettent-elles en question le rôle central joué par la Suisse dans cette activité?
La part de l’arbitrage d’investissement, qui oppose des entreprises à des Etats, traitée par des tribunaux arbitraux siégeant en Suisse est faible. Des quelque 850 cas connus dans le monde, 27 ont été traités chez nous. En revanche, plusieurs grandes sociétés suisses ont recouru à l’arbitrage d’investissement sous d’autres juridictions: SGS, Holcim, l’aéroport de Zurich, etc. En comparaison, l’arbitrage commercial, qui règle des litiges entre entreprises, et l’arbitrage en matière de sport sont des activités beaucoup plus importantes: des centaines de litiges sont ainsi résolus chaque année par des arbitres en Suisse.

Les procédures d’arbitrage sont critiquées pour leur manque de transparence. Partagez-vous ce constat?
En 2014, l’ONU et sa commission pour le droit du commerce international (CNUDCI) ont adopté un règlement sur la transparence en arbitrage d’investissement et une convention internationale, dite «Convention de Maurice». Celle-ci prévoit une transparence complète des procédures, avec la possibilité de diffuser les audiences en streaming. Cette convention est en vigueur; une vingtaine d’Etats, dont la Suisse, l’ont signée ou ratifiée. Il ne tient donc maintenant qu’aux Etats de mettre en œuvre la transparence. D’ailleurs, pratiquement tous les traités d’investissement conclus après 2014 incorporent ces règles sur la transparence.

La Commission européenne propose de remplacer les arbitrages d’investissement par une cour publique permanente. Est-ce une bonne idée?
L’arbitrage joue un rôle important dans le règlement des litiges entre entreprises et Etats, car il n’y a pas d’alternative crédible pour le moment. Il n’y a pas d’instance internationale, et les tribunaux étatiques sont souvent perçus comme susceptibles de favoriser les intérêts du gouvernement de leur pays. Or, avec la croissance des investissements internationaux, le nombre de litiges augmente aussi, de sorte qu’il faut un mécanisme de règlement des différends. La création d’une cour permanente est une piste à explorer. Sa mise en œuvre poserait certaines difficultés d’ordre juridique et pratique, qui peuvent être surmontées, si la volonté politique existe. Les Etats représentés à la CNUDCI sont d’ailleurs en train d’examiner l’opportunité et les possibilités de réforme, y compris la création d’une cour multilatérale. L YG


 

Quand les multinationales attaquent les États

Que se passe-t-il lorsqu'une multinationale n'est pas satisfaite d'une réglementation ou d'une loi qui nuit à ses profits? Elle attaque l'État devant une cour de justice privée: un tribunal d'arbitrage international qui se tient dans le plus grand secret. Et qui paie? Les contribuables. Une enquête sur une lutte cachée entre le pouvoir des États et celui des multinationales
 

 

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