La Liberté

La violence rouge était programmée

Il y a cent ans, la Révolution d’octobre n’a fait que 5 morts. Mais a entraîné une guerre civile dévastatrice

«Pour une Russie unie»: cette affiche de propagande des Russes blancs (1919) représente les bolcheviks en dragon terrassé par un chevalier blanc symbolisant les partisans du retour à l’ancien régime tsariste.  © DR
«Pour une Russie unie»: cette affiche de propagande des Russes blancs (1919) représente les bolcheviks en dragon terrassé par un chevalier blanc symbolisant les partisans du retour à l’ancien régime tsariste. © DR


Propos Recueillis par 
Pascal Fleury

Publié le 13.10.2017

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Russie »   Il n’y a pas de révolution sans violence, c’est une évidence. Pourtant, sachant que la révolution russe de février 1917 n’a fait que 1400 morts et la Révolution d’octobre à peine cinq victimes (!), il est difficile de comprendre que la situation ait pu dégénérer au point que la guerre civile qui a suivi jusqu’en 1921, accompagnée d’épidémies et d’une grande famine, se soit soldée par sept à dix millions de morts, dont trois quarts de civils.

Comment en est-on arrivé à pareil déchaînement? Cette violence extrême était-elle programmée? Et aurait-elle pu être évitée? Les explications de Jean-François Fayet, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg et spécialiste des mondes russe et soviétique.

Où faut-il chercher les origines de la terrible violence qui a secoué la Russie il y a un siècle?

Jean-François Fayet: Il est difficile de démêler l’écheveau des causes et des facteurs ayant contribué à ce déchaînement de violence. Longtemps la question a été abordée en interrogeant la part de responsabilité de la Russie, et celle du communisme. Pour une partie des historiens, le bolchevisme réalise une synthèse entre Ivan le terrible et Marx, le pire venant du premier. Pour les autres – pensons au Livre noir* publié en 1997 –, le communisme est intrinsèquement criminogène.

Plus récemment, l’historiographie a tendu à inscrire les révolutions de 1917 et leurs conséquences dans un cadre chronologique plus large, celui des années 1914-1921, qualifiées de «période des troubles». En Russie plus qu’ailleurs, la Première Guerre mondiale a vu en effet la diffusion de la violence largement au-delà du champ de bataille.

La Grande Guerre a donc eu 
un rôle important dans cette ­explosion de violence?

Il ne s’agit nullement de nier l’inéluctabilité du lien entre révolution et violence. La violence est aussi inséparable de la révolution et de la contre-révolution que celles-ci le sont l’une de l’autre. Mais la culture de la violence et ses instruments techniques ayant conduit à la brutalisation de la société russe par les bolcheviks – monopole d’Etat sur le commerce du grain, déportation de populations, enfermement concentrationnaire, espionnage, propagande, diabolisation, censure, etc. – ne peuvent être pensés indépendamment de cette première guerre totale que fut la Grande Guerre.

L’empire tsariste était déjà caractérisé par sa violence sociale et politique. Un terreau idéal pour que prolifère la violence armée?

Il existe sans conteste ce que l’on pourrait appeler une tradition russe de la violence, prégnante et de nature polymorphe. Il s’agit de violences d’«en bas», individuelles et collectives, comme le brigandage et le banditisme, les jacqueries paysannes, les révoltes urbaines, les insurrections nationalistes ou les nombreux pogroms. Mais aussi de violences d’«en haut». C’est alors le pouvoir despotique. C’est la répression comme mode de gouvernement, avec une tradition de police politique, de surveillance de la population, de camp de travail et de déportation de populations hostiles. C’est enfin l’arme de la faim, la plus familière des violences faites au peuple russe.

Le phénomène dépasse la simple coercition physique. Il faut parler de la violence des rapports sociaux. A cet égard, la violence sous le tsarisme est omniprésente et multiforme, surtout à l’armée qui reproduit les hiérarchies sociales. Si l’histoire de la violence s’inscrit dans la longue durée de l’histoire russe, il est peu contestable que la période soviétique, et à l’intérieur de cette dernière celle du stalinisme, a marqué une forme de paroxysme dans le déchaînement de la violence.

La violence était inscrite dans la culture révolutionnaire, avec Bakounine puis Lénine. Ce n’était pas que de la rhétorique?

En fait, à la différence des anarchistes et des populistes, les marxistes se construisent politiquement contre la violence individuelle et les attentats terroristes. Mais en Russie, la violence semble s’imposer comme une nécessité politique. Le refus du tsar de laisser émerger l’idée d’une représentation politique extérieure à la monarchie impliquait de fait un renversement global, c’est-à-dire violent du régime. Cela explique l’omniprésence des violences politiques tout au long du XIXe siècle: coups d’Etat, attentats terroristes, puis les révolutions de 1905 et 1917.

La révolution improvisée de février 1917 a suffi pour faire tomber le tsar Nicolas II. Mais la grogne du peuple apparaît vite être beaucoup plus profonde?

Si la société continue à se radicaliser au profit des bolcheviks, c’est que les trois gouvernements provisoires qui se succèdent de février à octobre 1917 refusent de répondre aux problèmes hérités de l’ancien régime, à savoir la crise économique, la poursuite de la guerre, la question ouvrière, le problème agraire et des nationalités. En septembre, les bolcheviks gagnent les élections dans la plupart des Soviets locaux et dans les comités d’usine.

La Révolution d’octobre s’est faite quasiment sans heurts. Mais la noblesse n’avait pas dit son dernier mot. Pour les bolcheviks, la guerre civile était-elle évitable?

La guerre civile s’impose à tous les protagonistes, les bolcheviks comme leurs adversaires. Ce sont d’ailleurs ces derniers qui en prennent l’initiative. Mais elle était bien considérée par les bolcheviks comme l’aboutissement inévitable de la lutte des classes. Ils l’assument, en Russie comme à l’étranger, en appelant à la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile.

Pareil programme ne pouvait être que sanglant…

La situation révolutionnaire est le carrefour de deux violences: l’une qui défend l’ordre établi, l’autre qui force l’accès au pouvoir pour de nouvelles couches sociales. Au-delà des cycles de violence et de contre-violence, il faut souligner l’interaction entre violence spontanée, née du ressentiment contre les propriétaires, les officiers ou les notables, et la violence politique encouragée par les bolcheviks. La terreur rouge, centralisée et organisée par les bolcheviks dans le contexte du communisme de guerre, se nourrit de la violence spontanée d’en bas. En 1918, les foules sont parfois plus bolcheviques que certains bolcheviks qui tentent de freiner cette violence. La guerre civile a été une guerre fratricide dans laquelle les acteurs se sont multipliés, ouvrant un espace illimité à toutes les formes de violences.

* Stéphane Courtois (dir.), Le Livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Collectif, Ed. Robert Laffont, 1997.


 

Avec Staline, la terreur devient un monopole

Après la guerre civile russe et la naissance de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) en 1922, Joseph Staline va peu à peu accaparer le pouvoir. Durant ce long processus, la violence va prendre de nouvelles formes, comme l’explique le professeur Jean-François Fayet: «Lors de la première phase, celle du Grand tournant de la collectivisation forcée de 1929, la terreur venue d’en haut dispose d’un monopole dans l’exercice légal de la violence. Il s’agit d’une terreur d’un nouveau type, dirigée essentiellement contre les paysans: déportation, famine de 1932-1933, criminalisation des rapports sociaux, recours aux procédures extrajudiciaires et mise en place d’une première structure centralisée préfigurant le Goulag.

»La deuxième phase, celle des années 1936-1938, correspond à un nouveau pic de violence. La relance s’explique par l’introduction des quotas (approche managériale de la violence), provoquant une surenchère parmi les subordonnés, qui en rajoutent pour obtenir une promotion, ou échapper à la répression. Cette violence préventive, qui vise à obtenir la docilité absolue de la population, se nourrit aussi de la peur de la guerre à venir.

»C’est seulement au terme de ce long processus que le pouvoir de Staline va s’exercer sans aucune restriction.» PFY

 

Histoire vivante sur la RTS

Radio: Ve: 13h30
TV: Le tragique destin des
Romanov et L’affaire Conradi
 Di: 21h05 
Lu: 22h55


Histoire vivante

La Liberté - Bd de Pérolles 42 / 1700 Fribourg
Tél: +41 26 426 44 11