La Liberté

Le ballon rond comme arme politique

De Staline à Poutine, le football a toujours été instrumentalisé. Il est un baromètre de la santé du pays

Surnommé «l’araignée noire», Lev Yachine figure sur l’affiche officielle de la Coupe du monde 2018. © keystone/FIFA
Surnommé «l’araignée noire», Lev Yachine figure sur l’affiche officielle de la Coupe du monde 2018. © keystone/FIFA
Seul gardien de l’histoire à avoir été distingué du Ballon d’or, Lev Yachine est entré dans la légende. © Keystone/FIFA
Seul gardien de l’histoire à avoir été distingué du Ballon d’or, Lev Yachine est entré dans la légende. © Keystone/FIFA
Igor Akinfeev, son valeureux successeur, lui a rendu hommage dimanche par son exploit face à l’Espagne. © Keystone/FIFA
Igor Akinfeev, son valeureux successeur, lui a rendu hommage dimanche par son exploit face à l’Espagne. © Keystone/FIFA
Le ballon rond comme arme politique © DR
Le ballon rond comme arme politique © DR
«Le plus important dans le sport, c'est le résultat» Vladimir Poutine
«Le plus important dans le sport, c'est le résultat» Vladimir Poutine

Pascal Fleury

Publié le 06.07.2018

Temps de lecture estimé : 7 minutes

Russie »   La Russie aime les héros. Dimanche dernier, face à l’Espagne, son équipe nationale lui en a servi un nouveau, et de taille, au stade Loujniki de Moscou. Au terme d’un match de légende, le gardien Igor Akinfeev, déjà brillant pendant la partie, a réussi à détourner deux tirs au but, propulsant le pays en quart de finale de la Coupe du monde.

Le premier ministre Dmitri Medvedev est aussitôt descendu dans les vestiaires pour applaudir la Sbornaya, tandis que Vladimir Poutine, qui avait suivi le match au Kremlin, téléphonait immédiatement au sélectionneur russe, Stanislav Cherchesov, pour féliciter toute l’équipe et déclarer, heureux de cette «victoire impressionnante», que «le plus important dans le sport, c’est le résultat».

L’araignée Lev Yachine

L’exploit du valeureux portier du CSKA Moscou, l’ancien club de l’Armée rouge, renvoie inévitablement à la figure mythique de Lev Yachine, seul gardien de l’histoire à avoir été récompensé du Ballon d’or, en 1963. Surnommé l’«araignée noire», ce héros soviétique, entré au panthéon des grands joueurs, a arrêté pas moins de 150 penaltys au cours de sa brillante carrière. Surtout, c’est lui qui, d’une parade d’anthologie face à un coup franc du Yougoslave Bora Kostic, a permis à l’URSS de remporter le tout premier Championnat d’Europe, en 1960 à Paris, le seul trophée majeur de l’histoire du football soviétique.

Autant vénéré que le cosmonaute Youri Gagarine, comme le soulignent le journaliste Régis Genté et le réalisateur Nicolas Jallot dans le passionnant ouvrage Futbol1, le légendaire Yachine, qui a gardé les buts de l’équipe de l’Union soviétique lors de quatre Coupes du monde (1958, 1962, 1966 et 1970), a donné ses véritables lettres de noblesse au football russe. Il est si célèbre que cinquante ans après, il figure encore sur l’affiche officielle, au style typiquement soviétique, du Mondial 2018 (voir ci-contre).

Foot à l’entracte!

Le sport le plus pratiqué de Russie n’a cependant pas toujours eu l’aura d’aujourd’hui. Introduit par des marins et industriels anglais vers la fin des années 1870 à Saint-Pétersbourg, il a d’abord suscité l’hilarité générale. Le premier match grand public connu, en 1893, était un entracte divertissant entre deux courses cyclistes! Et en 1902, le journal Sport écrivait avec ironie: «Un club de football a été établi à Moscou. C’est improbable, mais c’est un fait!»

Au tournant de la Grande Guerre, le football finit tout de même par faire sa place dans la capitale, en particulier grâce aux frères Nikolaï, Alexandre, Andreï et Piotr Starostine, quatre fous de foot doués d’un sens inné du commerce et du spectacle. Et débrouillards: pour obtenir des terrains de jeu, ils collaborent même avec les mafias! L’Union de football panrusse est fondée en 1912, permettant la même année son affiliation à la FIFA.

Après la Révolution d’octobre, les bolcheviks se montrent méfiants vis-à-vis de ce sport aux origines «bourgeoises», avec ses clubs si british et ses joueurs trop «individualistes». Ils rêvent de produire un homme nouveau, l’Homo sovieticus, adepte de la culture physique et débarrassé de l’esprit de compétition capitaliste. Mais ils doivent jouer avec l’enthousiasme des supporters.

Le Géorgien Lavrenti Beria comprend vite l’importance d’avoir un stade derrière lui. D’abord parrain du Dynamo de Tbilissi, fondé en 1925, il est le premier à faire du football une arme politique. Il n’hésite pas à intriguer pour ramener des trophées à son club, jouant de la carotte et du bâton pour s’octroyer les meilleurs footballeurs.

Compatriote de Joseph Staline, le sinistre personnage est nommé à la tête de la police politique (NKVD) en 1938 à Moscou. Il supervise dès lors l’ensemble de la Société sportive du Dynamo face à la concurrence du Spartak, club des syndicats, du Lokomotiv, l’équipe des cheminots, ou encore du CSKA de l’Armée rouge. Le Spartak, surtout, qui effectue le doublé Coupe-championnat en 1938, et qui récidive en 1939, l’horripile. Il se vengera en 1942, expédiant au goulag le secrétaire général du Spartak, Nikolaï Starostine, et ses trois frères, les fameux pionniers du football soviétique.

Baromètre politique

Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’URSS met fin à son isolement sportif en envoyant le Dynamo Moscou en tournée en Grande-Bretagne. Le pays adhère à l’UEFA dès sa fondation en 1954 et montre sa suprématie l’année suivante, en gagnant à Moscou contre l’Allemagne, championne du monde en titre.

Dès lors, les performances de l’équipe nationale soviétique, puis russe, peuvent être largement interprétées comme le baromètre de l’état de santé du pays, ce que démontre Manuel Veth, docteur en histoire du King’s College de Londres, dans un récent ouvrage collectif2.

Ainsi, après la période de gloire des années 1960, reflet de l’accession de l’URSS au statut de superpuissance mondiale, le football soviétique périclite durant la décennie suivante, période de stagnation du règne de Léonid Brejnev. Les réformes économiques impulsées à partir de 1985 par Mikhail Gorbatchev trouvent aussi leur traduction dans le football, avec privatisations de clubs et bénéfiques transferts de joueurs. Le sport perd en revanche largement son statut d’outil de propagande.

La corrélation s’est poursuivie après la chute du communisme. La débâcle économique puis la renaissance du pays se lisent dans les résultats sportifs. La Coupe du monde 2018 ne fait pas exception. Demain, quel que soit le résultat du match Russie - Croatie, Vladimir Poutine a déjà gagné!

1 Régis Genté et Nicolas Jallot, Futbol – Le ballon rond de Staline à Poutine, une arme politique, Ed. Allary, 2018.

2 Fabien Archambault, Stéphane Beaud et William Gasparini (dir.), Le football des nations, Ed. de la Sorbonne, 2018.

 

 

Chili - URSS, match fantôme de la guerre froide

Exemple parmi d’autres de l’usage du football comme arme politique, le boycott du match retour des éliminatoires de la Coupe du monde 1974 entre le Chili et l’URSS. Le match aller, à Moscou, s’était conclu par un score nul et vierge, dans un climat très tendu, deux semaines après le coup d’Etat d’Augusto Pinochet contre le socialiste Salvadore Allende. Le stade de Santiago étant utilisé comme prison, l’URSS exige un terrain neutre, mais après visite sur place, la FIFA repousse la requête. Le 21 novembre 1973, le Chili entame alors seul la partie, marquant un but après neuf passes et 15 secondes (photo DR). Surréaliste! PFY

Radio: Histoires de Coupes du monde, émissions du 11 au 15 juin à réécouter en podcast.TV: pas de doc en raison du Mondial.


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