La Liberté

Le double jeu du président biélorusse

Alexandre Loukachenko fait les yeux doux à l’UE tout en ménageant son alliée historique, la Russie

Propos recueillis par Pascal Fleury

Publié le 16.03.2018

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Ex-URSS »  En Biélorussie, à la frontière de l’Europe, un homme règne sans partage depuis près d’un quart de siècle, Alexandre Loukachenko. Dans ce pays très attaché au modèle soviétique, le KGB s’appelle encore KGB, la peine de mort reste pratiquée et la statue de Lénine domine toujours la place centrale de Minsk. Mais le régime, tiraillé entre la Russie et l’Union européenne, commence à se fissurer. L’analyse de Ioulia Shukan, maître de conférences en études slaves à l’Université de Paris Nanterre et chercheuse à l’Institut des sciences sociales du politique.

Loukachenko est au pouvoir depuis 24 ans. Comment expliquez-vous un si long règne?

Ioulia Shukan: Il s’est fait élire en juillet 1994 sur un discours de dénonciation de la corruption des anciennes élites communistes. Lui-même était un simple responsable de sovkhoze, puis député au parlement. Une fois au pouvoir, il a mis en place, dans la continuité soviétique, des politiques sociales et économiques qui ont créé de l’adhésion auprès du public et ont facilité la transition économique très dure des années 1990. Parallèlement, il a restreint les libertés fondamentales et le pluralisme politique, réprimant ceux qui exprimaient publiquement leur mécontentement. Il a multiplié les services de sécurité, en plus du KGB conservé de l’époque soviétique, afin d’assurer sa propre protection et de surveiller les opposants, les médias indépendants et internet. C’est ainsi qu’il a pu assurer la longévité de son règne.

Ce succès, le président de la Biélorussie le doit-il aussi au soutien de la Russie?

On ne peut pas réduire Loukachenko à une «marionnette de la Russie», même si, au moment de son élection, il a défendu l’alliance entre les deux pays. La Biélorussie est dépendante de la Russie, notamment pour le gaz et le pétrole. Elle est aussi partenaire dans les domaines de la sécurité et de la défense. Mais à partir des années 2010, et surtout depuis la crise ukrainienne, Loukachenko a développé une politique plus ambiguë. Il a cherché à maintenir une certaine distance vis-à-vis du partenaire russe et à s’affirmer comme un acteur autonome de l’espace post soviétique, mais sans franchir de lignes rouges.

Quelles sont ces lignes rouges?

D’un point de vue militaire, la Biélorussie est une zone tampon à l’avant-poste de la confrontation entre l’Europe et la Russie, qui voit l’OTAN comme une menace. Elle se doit donc de participer à diverses alliances stratégiques avec la Russie: un système de défense aérienne commun, un groupement régional interarmées, ou encore des exercices conjoints, comme les manœuvres Ouest 2017. La Russie souhaiterait déployer un régiment d’avions de chasse en Biélorussie, mais jusqu’à présent, le président Loukachenko a refusé. La ligne rouge est aussi géopolitique: la Russie considère que la Biélorussie se trouve dans sa sphère d’influence. Loukachenko doit rester prudent dans le développement de ses relations avec l’Union européenne (UE). Il ne doit pas donner l’impression à la Russie de vouloir s’affranchir de sa tutelle.

Loukachenko a surfé sur la crise ukrainienne pour se rapprocher de l’UE. Mais auparavant, il a subi des sanctions économiques…

L’UE et les Etats-Unis avaient durci les sanctions à l’encontre du régime à la suite de violentes répressions contre des manifestations d’opposition, lors de l’élection de décembre 2010. Plus de 700 personnes avaient été interpellées, dont les candidats de l’opposition au scrutin présidentiel. La crise ukrainienne de l’hiver 2013-14 a clairement changé la donne. Elle a permis à Loukachenko de jouer sur deux tableaux. En refusant de reconnaître l’annexion de la Crimée par la Russie, puis les républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk soutenues par Moscou, il a donné des gages à l’Ukraine et à ses partenaires occidentaux tout en restant allié de la Russie. Cette politique du juste milieu lui a permis d’accueillir, en février 2015, Angela Merkel, François Hollande, Vladimir Poutine et Petro Porochenko pour la signature des accords de Minsk II de sortie de crise ukrainienne. Pour soigner son image, il a aussi consenti à la libération de plusieurs opposants, y compris Mykola Statkevitch, qui avait été candidat à la présidentielle de 2010. Les sanctions ont alors été suspendues et finalement levées en 2016. Depuis, des coopérations se sont développées, surtout dans des domaines dépolitisés (migration, environnement).

Où en est-on aujourd’hui du respect des droits de l’homme?

L’espace de libertés s’est élargi en Biélorussie depuis 2015: les rassemblements d’opposants sont davantage tolérés sans cependant que la liberté d’expression d’opinions critiques ne soit reconnue comme un droit. L’UE essaie de pousser prudemment le régime dans cette direction. De son côté, Loukachenko promet de créer un Institut national pour les droits de l’homme. Mais cela n’améliore que peu la situation: la Biélorussie pratique toujours la peine de mort et limite sévèrement les libertés politiques et civiques. L’opposition a peu de marge de manœuvre, n’étant que faiblement représentée au niveau national (2 sur 110 députés) et étant exclue du pouvoir local.

Le printemps dernier, le peuple est redescendu dans la rue…

Les événements de février et mars 2017 font suite à l’introduction d’une «taxe sur les assistés sociaux», en fait les personnes au chômage depuis plus de six mois. Des milliers de citoyens concernés ont manifesté dans la capitale et jusque dans les petites villes, malgré la peur d’être arrêtés. Les autorités ont à nouveau recouru à la méthode forte, mais le pouvoir a aussi dû rétropédaler, retirant la taxe pour la retravailler. Cette mobilisation est aussi révélatrice du mécontentement populaire face à une dégradation du niveau de vie depuis 2014: pension de retraite de 120 euros, salaire moyen de 250-300 euros; inflation de 10% en 2016.

Doit-on s’attendre à un nouveau «printemps» biélorusse?

Pas vraiment, parce que le régime continue de satisfaire un certain nombre d’attentes sociales de la population, et de resserrer les espaces d’expression critique. Le printemps 2017 était une mobilisation contre l’injustice de la nouvelle taxe, pas tellement contre Loukachenko, bien qu’on lui demande de respecter enfin sa promesse d’un salaire moyen à 400 euros. L’avenir reste incertain. Avec la réduction de l’aide russe, le modèle socio-économique cher à Loukachenko, mélange de dirigisme étatique et de marché, est en train de se fissurer.

> Ioulia Shukan, La Biélorussie après la crise ukrainienne: une prudente neutralité entre la Russie et l’Union européenne? Etude IRSEM, n°50, 2017


 

Relations timides avec la Suisse

La Biélorussie et la Suisse entretiennent des relations diplomatiques depuis 1992, «malgré leurs conceptions différentes de la démocratie et des droits de l’homme», selon le Département fédéral des affaires étrangères. La Suisse a ouvert un bureau d’ambassade en 2007 à Minsk. En 2010, suite aux heurts électoraux, elle a soutenu les sanctions de l’UE. Ces sanctions ont été levées en mars 2016. Les échanges commerciaux entre les deux pays restent très modestes. La Suisse importe surtout des produits agricoles. Elle exporte des machines-outils et produits pharmaceutiques. Une trentaine d’entreprises suisses sont représentées en Biélorussie, dont une usine de montage de la société Stadler employant 450 personnes, produisant des trains et tramways pour les marchés de la CEI (Ex-URSS). PFY


 

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