La Liberté

«Le grand Kurdistan reste un mythe»

Répartis sur quatre pays, les Kurdes rêvent d’autonomie. Mais ils ne revendiquent plus un Etat commun

«Le grand Kurdistan reste un mythe» © VR
«Le grand Kurdistan reste un mythe» © VR


Propos recueillis par Pascal Fleury

Publié le 19.01.2018

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Question kurde »   Depuis les victoires de leurs combattants sur Daech en Syrie, les Kurdes prennent de l’importance. Cette «montée en puissance» s’accompagne de nouvelles revendications d’autonomie et d’indépendance. Etonnamment pourtant, l’idée d’un grand Kurdistan n’est plus d’actualité. Les explications de l’historien Jordi Tejel, professeur à l’Institut d’histoire de l’Université de Neuchâtel et auteur de plusieurs ouvrages1 sur la question kurde.

Quand les Kurdes ont-ils commencé à rêver d’une nation?

Jordi Tejel: Le processus a été lent. A la fin du XIXe siècle, chez les Arabes, les Turcs et d’autres peuples de l’Empire ottoman, émerge une conscience d’appartenance, non plus seulement à une ethnie, mais à une culture particulière. Jusqu’au début du XXe siècle, ce nationalisme culturel n’est toutefois pas exclusif: on peut être Kurde tout en restant Ottoman. Les intellectuels kurdes ne revendiquent d’ailleurs pas un Etat, mais seulement une plus grande autonomie au sein de l’Empire ottoman. On le voit dans le premier journal kurde, Kurdistan, qui paraît dès 1898: le discours ne vise pas l’Empire. Il ne s’en prend qu’à la dérive autoritaire du régime. Ce n’est que plus tard que se développe le nationalisme politique kurde, en réaction aux autres nationalismes turc ou arménien.

Une chance se présente en 1920, lorsque le Traité de Sèvres prévoit un Etat kurde indépendant. Mais le projet est abandonné...

Le Traité de Sèvres est imposé par les vainqueurs de la Première Guerre mondiale. Il prévoit le démembrement de l’Empire ottoman. Tout le monde veut sa part, les Kurdes, les Arméniens, les Grecs... Mais la situation change quand Mustafa Kemal (Atatürk), qui lutte pour l’indépendance de la Turquie, se met à remporter victoire sur victoire. La France se retire au Liban et en Syrie. La Grande-Bretagne reste sur place, mais elle est bien plus préoccupée par sa liaison entre la Méditerranée et les Indes. En 1923 au Traité de Lausanne, les projets de Kurdistan et d’Arménie sont enterrés.

Les Kurdes n’ont-ils pas protesté?

En fait, une partie des Kurdes s’étaient eux-mêmes embrigadés dans les troupes de Mustafa Kemal, qui jouait la carte de la solidarité musulmane et leur promettait un partenariat. De nombreux Kurdes, qui avaient participé aux massacres des Arméniens et saisi leurs terres et leurs biens, craignaient aussi de tout perdre en cas de création d’un Etat arménien à côté du leur. Ils n’ont pas compris que le monde changeait ni surtout imaginé que le nationalisme turc allait devenir si agressif.

Certains Kurdes continuent tout de même de se battre pour plus d’autonomie. Leur succès diffère selon le pays où ils vivent...

En Turquie, les Kurdes sont marginalisés et leur langue interdite. Tout mouvement de révolte est brutalement réprimé, que ce soit en 1925, 1931 ou 1937. Des populations entières sont déplacées. L’Iran suit un peu le même modèle, le shah étant un admirateur d’Atatürk. La Syrie, sous mandat français, est plus souple, leur permettant de parler leur langue et même de s’organiser politiquement. En Irak, en 1925, la Société des Nations va conditionner l’octroi du vilayet de Mossoul à des droits linguistiques, culturels et d’autonomie pour les Kurdes. Ces droits vont servir plus tard de référence pour les revendications d’autonomie.

En 1946, malgré la répression, un Etat kurde voit le jour en Iran...

La République de Mahabad, en 1946, c’est un accident! Elle émerge alors que les Soviétiques occupent une partie de l’Iran. Les autorités kurdes n’ont cependant que peu de marge de manœuvre. La république ne tiendra que onze mois. Les décennies suivantes, le panarabisme se renforce, empêchant toutes velléités d’autonomie. Ce n’est qu’en 1992, à la faveur de la guerre du Golfe, que peut être mis en place un parlement régional kurde au nord de l’Irak. Sans ressources, la région ne prend de l’importance qu’une fois alliée aux Etats-Unis dès 1996 et surtout lors du renversement de Saddam Hussein en 2003. Elle réussit à imposer à l’Irak une Constitution prévoyant une structure ­fédérale. Ce modèle encouragera les Kurdes des pays voisins à exiger davantage d’autonomie.

Les succès contre Daech ont-ils encouragé les Kurdes à revendiquer un Etat indépendant?

Oui et non. En septembre dernier, les Kurdes d’Irak se sont prononcés à 93% en faveur de leur indépendance, mais ils ont été lâchés par les Etats-Unis et subissent désormais un blocus de Bagdad. En fait, paradoxalement, le conflit syrien a alimenté la concurrence entre les Kurdes. Avec d’un côté, le Parti de l’union démocratique (PYD) en Syrie, proche du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Turquie. D’autre part, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani en Irak. Ces partis se disputent le pouvoir dans l’espace kurde.

L’idée d’un grand Kurdistan n’est donc plus d’actualité?

Le grand Kurdistan était une idée du PKK à sa fondation en 1978. Avec la montée en puissance des Kurdes, certains observateurs ont cru sa réalisation possible. Mais non! Le conflit n’a fait que consolider les divergences partisanes. La frontière entre la Syrie et l’Irak est devenue une zone sensible, source de revenus économiques importants pour les deux bords. Aujourd’hui, l’idée d’un grand Kurdistan subsiste, mais seulement comme un imaginaire. C’est un mythe politique qui permet à chaque Kurde de se sentir membre d’une grande nation, avec une histoire et une culture communes. Les partis s’y réfèrent pour justifier leurs revendications dans chaque Etat. Mais les divisions internes et la géopolitique ne le rendent pas viable.

1 Jordi Tejel, La question kurde – Passé et présent, Ed. L’Harmattan, 2014. Et Le mouvement kurde de Turquie en exil, Ed. Peter Lang, 2007. L’auteur prépare un ouvrage sur les Kurdes pour la collection «100 questions», aux Ed. Tallandier.

Radio: Ve: 13 h 30
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Un peuple de combattants aux origines millénaires

Les Kurdes font remonter leurs origines aux Mèdes de l’Antiquité, qui habitaient dans les régions montagneuses situées entre la Haute-Mésopotamie et le nord de l’Iran. Décrits dans les textes arabes du Moyen Age comme un ensemble de tribus disparates, ces montagnards vivaient à la frontière des empires, de part et d’autre des monts Zagros et Taurus. Les plus anciennes dynasties kurdes datent du Xe siècle, les expressions arabe Ard al-Akrad (terre des Kurdes) et Bilad al-Akrad (pays des Kurdes) apparaissant dès le XIe siècle.

Valeureux et irréductibles guerriers à travers les siècles – jusqu’aux peshmergas d’aujourd’hui –, les Kurdes se distinguent aussi comme habiles politiques, en dignes héritiers de leur héros Saladin le Magnifique (1138-1193). D’un point de vue religieux, ils appartiennent principalement à la mouvance sunnite chafiite, mais sont relativement tolérants face aux autres confessions. On trouve ainsi parmi eux des chiites (en Iran), des yézidis, des zoroastriens et des alévis, ainsi que de petites minorités juives et chrétiennes.

Dotés de traditions ancestrales et d’un riche folklore, les Kurdes célèbrent le Nouvel-An le 21 mars (Newroz), comme les Iraniens. Ils ont leur propre langue, qui est décomposée en trois idiomes voisins, le kurmandji, le sorani et le zazaki.

Aujourd’hui, les Kurdes sont environ 35 millions. Ils sont répartis entre quatre pays – Turquie (15-17 millions), Iran (10 millions), Irak (5-6 millions) et Syrie (2,2 millions). La diaspora kurde, forte de 1,5 million de personnes, vit surtout en Allemagne et en France. PFY


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