La Liberté

Les mères courage de l'enfer mexicain

Au Mexique, les familles des disparus fouillent elles-mêmes les charniers, faute d’aide des autorités Les mères courage de l’enfer mexicain

Celia cherche son fils depuis 2011. Elle passe chacune de ses journées au milieu des charniers clandestins de Santa Fe. © Cédric Reichenbach
Celia cherche son fils depuis 2011. Elle passe chacune de ses journées au milieu des charniers clandestins de Santa Fe. © Cédric Reichenbach
Les femmes du collectif Solecito recherchent des restes humains dans les fosses de Santa Fe. © Solecito
Les femmes du collectif Solecito recherchent des restes humains dans les fosses de Santa Fe. © Solecito

CÉDRIC REICHENBACH*, VERACRUZ

Publié le 29.06.2018

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Droits humains »   Alors qu’ont lieu, ce dimanche, les élections présidentielles et législatives au Mexique, des milliers de familles pleurent leurs proches, victimes de disparitions forcées. Sous Felipe Calderón (2006-2012), à l’origine du lancement de la «guerre contre la drogue», les autorités mexicaines ont répertorié 25 000 cas. Avec Enrique Peña Nieto, qui termine son mandat, 10 000 autres ont été comptabilisés… officiellement. Des chiffres certainement en dessous de la réalité. «Pour six personnes qui disparaissent, seule une plainte est déposée», estiment les responsables du Mouvement pour nos disparus au Mexique.

Dans les collines de Santa Fe, modeste quartier proche de Veracruz dans le golfe du Mexique, Celia raconte: «Mon fils Freddy a disparu le 18 juillet 2011. Il avait 33 ans. Il était candidat au poste de maire de Chiconquiaco, le village où il vivait avec sa femme et ses enfants. Il venait d’acheter une camionnette et se rendait à Xalapa, la capitale de l’Etat, pour obtenir les papiers du véhicule. Mais, comme tant d’autres dans ce pays, ni Freddy ni celui qui l’accompagnait ne sont revenus chez eux ce jour-là.»

Celia a cherché son fils, seule, pendant cinq ans. «Je ne savais pas que des collectifs existaient. Un jour, à la fin de l’été 2016, j’apprends que des fosses remplies de corps ont été repérées près de chez moi, dans les collines. J’ai cru devenir folle, moi qui cherchais mon Freddy partout depuis si longtemps alors qu’il était peut-être là, à quel­ques pas de ma maison!»

287 crânes humains

Depuis, la Mexicaine passe chacune de ses journées au milieu des charniers clandestins de Santa Fe aux côtés de la police scientifique. Son travail? Vérifier que la terre, les gravats et le sable retournés par les ouvriers – payés par le collectif Solecito grâce à la vente de nourriture et de vêtements ainsi qu’à l’organisation de lotos – ne contiennent pas des restes humains. Quand cela arrive, la maman de Freddy et les autres dames de l’association stoppent les fouilles et prennent des photos. Depuis le début des travaux, en août 2016, cela s’est produit souvent. Très souvent.

Les fosses de Santa Fe sont à ce jour les plus vastes retrouvées au Mexique. Depuis le début des fouilles, le collectif a mis au jour 149 fosses contenant 287 crânes humains et des milliers de fragments d’os, la plupart du temps retrouvés emballés dans des sacs-poubelle. «La plus grande des tombes, explique Lucía de los Ángeles Díaz Genao, fondatrice et directrice de Solecito, nous l’avons baptisée «la piscine» tant elle était profonde. Une quinzaine de corps gisaient à l’intérieur.»

Enseignante en traduction et interprétation anglaise à Veracruz, Lucy, comme la surnomment les 200 femmes du collectif, a abandonné son poste après le kidnapping de son fils par des hommes armés en 2011. «Il avait 29 ans, j’ai tout tenté pour le retrouver… avant de sombrer dans la dépression», raconte-t-elle, assise dans un café de Xalapa. «Chaque personne qui disparaît ici est d’emblée soupçonnée d’appartenir ou de frayer avec le crime organisé. Je sais très bien que mon fils n’avait rien à voir avec cela. Il avait un travail qui lui plaisait, photographe, et une bonne situation. Dans les fosses, nous avons retrouvé le cadavre d’une gamine de 2 ans, va-t-on l’accuser d’appartenir à un cartel?»

Avec une poignée d’autres femmes, Lucía fonde Solecito en 2014. «Le nom s’inspire de la photo, un petit soleil, que j’utilisais dans le premier groupe WhatsApp de proches de disparus. Nous étions toutes dans le noir total, il nous fallait de la lumière.» Et puis, tout bascule le 10 mai 2016. Une grande manifestation a lieu dans le port de Veracruz pour demander, une fois encore, que les autorités fassent leur travail. «Les rues étaient bondées, raconte la directrice. Nous étions assises à la terrasse du café de la Merced, en plein centre de la ville, où nous faisions signer des pétitions et distribuions des tracts. Soudain, sans que personne n’ait pu apercevoir leur visage, deux hommes se sont approchés, ont déposé une quinzaine de feuilles de papier et ont disparu dans la foule.»

Lucía comprend vite qu’il s’agit d’un plan qu’on a photocopié plusieurs fois. Dessinée à la main, la carte montre un chemin conduisant à travers les collines. Au bout de cette route, une série de croix est tracée avec la mention «corps» à côté.

Décidées, les militantes de Solecito parviennent à mettre la main sur les coordonnées exactes. «En creusant simplement avec nos mains gantées sur environ trois mètres carrés, témoigne l’une d’elles, nous sommes immédiatement tombées sur une cinquantaine d’os. Il y avait des corps partout! Tous très proches de la surface.»

Formées aux techniques de fouille par les membres d’un autre collectif du Guerrero – l’Etat des 43 étudiants de l’école rurale d’Ayotzinapa enlevés en 2014 –, ces mères courage achètent des pelles et de longues tiges de métal servant à sonder le sol, et engagent des ouvriers et un archéologue de l’Université de Xalapa. Bien que comptant sur l’aide de son mari, la directrice vend régulièrement ses bijoux, ses vêtements et ses meubles pour maintenir l’association à flot.

Pas d’identification

Résultat? «C’est certainement l’aspect le plus révoltant de toute cette affaire, répond Lucía. Seuls 16 des 287 corps que nous avons retrouvés ont été identifiés. Les autorités disent qu’il n’y a pas suffisamment d’argent pour mener plus d’analyses. C’est ignoble.»

Ignoble pour Viviana qui a perdu six proches d’un coup: «Mon époux (37 ans), mes deux frères (44 et 47 ans), mon neveu (28 ans) et deux de mes cousins (30 ans). Ils se rendaient tous à une fête, leur voiture a disparu.» Ignoble aussi pour Margarita, dont le fils de 32 ans s’est volatilisé après avoir accompagné son propre fils à l’école. Pour Marilou, pour Lidia… et pour la dizaine de femmes rencontrées durant ce reportage.

«Quand une señora d’un quartier pauvre va voir le juge, il la renvoie sans ménagement, explique Lucía. Quand la même dame annonce qu’elle fait partie de Solecito, on lui apporte une chaise et un verre d’eau. Grâce aux liens très forts qui nous unissent et à nos actions, nous avons pu mettre la pression sur les autorités. Elles nous craignent, car nous avons gagné une certaine notoriété. Vu l’état de déliquescence des institutions de notre pays, voir trembler les autorités est déjà une victoire.»

*Dossier paru dans le magazine Amnesty, N° 93, juin 2018.


 

Le crime organisé n'est pas seul en cause

Pourquoi tant de disparitions au Mexique? Réponse officielle en cinq lettres: n-a-r-c-o. Pourtant, selon plusieurs enquêtes, le crime organisé ne serait pas le seul responsable. Selon Federico Mastrogiovanni1, la violence générée par les cartels, bien réelle mais limitée, est un écran de fumée derrière lequel se cache l’Etat pour garder la population sous son contrôle et accaparer les richesses naturelles du pays, qu’il se partage avec les multinationales. Le journaliste italien cite l’exemple du Guerrero. «Là-bas, on parle seulement des cartels et jamais des gigantesques complexes miniers ouverts dans les zones désertées par la population. Il est curieux de voir avec quelle facilité la compagnie canadienne Torex Gold a investi des sommes astronomiques dans cet Etat pourtant ultraviolent.» A Veracruz, riche en minerai, le chef de la police de l’Etat s’est retrouvé en prison à la suite d’un changement de gouvernement. Selon le procureur, il était à la tête d’un escadron de la mort responsable de la disparition de centaines de personnes (15 cas ont été établis). C’est la première fois que l’existence d’un groupe paramilitaire agissant au sein d’une structure corrompue de l’Etat et appliquant une politique systématique de disparitions ­forcées est prouvée dans le pays. CRH

1 Ni vivants ni morts, Ed. Métailié, 2017.

Radio: Ve: 13 h 30 Les dessous de la guerre du Golfe.TV: Pas de doc en raison du Mondial.


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