La Liberté

Les poilus ont joué les prolongations

La fin de la Grande Guerre, il y a 100 ans, n’a pas signifié la fin des combats à l’Est ni au Proche-Orient

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Aux armes! Propagande polonaise durant la guerre soviéto-polonaise en 1920. © Musée de l’Armée, Varsovie/DR
Aux armes! Propagande polonaise durant la guerre soviéto-polonaise en 1920. © Musée de l’Armée, Varsovie/DR
Les poilus ont joué les prolongations
Les poilus ont joué les prolongations

Pascal Fleury

Publié le 26.10.2018

Temps de lecture estimé : 7 minutes

Conflits » La fin de la Première Guerre mondiale, en novembre 1918, n’a pas signifié la fin des combats dans l’Est européen ni au Levant. Révolutions et contre-révolutions, affrontements internationaux et guerres civiles se sont succédé jusqu’au Traité de Lausanne de 1923, dans une spirale de violence terriblement éprouvante pour les civils.

Dans les manuels d’histoire, la Grande Guerre débute le 28 juin 1914, lorsque le nationaliste serbe Gavrilo Princip assassine à Sarajevo le couple héritier du trône austro-hongrois, le prince François-Ferdinand d’Autriche et la duchesse de Hohenberg. La guerre s’achève le 11 novembre 1918, deux jours après l’abdication de l’empereur allemand Guillaume II, avec la signature de l’armistice dans le train du maréchal Foch, près de Rethondes (F). De fait, le conflit se révèle beaucoup plus long. Il remonte à l’invasion italienne de la Libye ottomane (1911) et aux guerres balkaniques (1912-1913). Et il se poursuit bien au-delà de la Conférence de paix de 1919, à Paris.

Dissolution des empires

Cette prolongation de la violence s’explique par la chute des empires allemand, russe, austro-hongrois et ottoman, en proie à d’énormes tensions internes. «Les zones d’éclatement des empires dynastiques s’embrasent en conflits ethniques car chaque nation a des minorités à réclamer à l’extérieur en même temps que des minorités exogènes, plutôt suspectes, à surveiller à l’intérieur», observe le professeur irlandais John Horne.

Président du conseil scientifique de l’exposition A l’Est, la guerre sans fin, 1918-1923, à l’affiche du Musée de l’Armée à Paris1, l’historien constate aussi qu’une polarisation des idéologies se superpose à ces luttes ethniques. «A l’Est, les bolcheviks traduisent les conflits sociaux nés de la guerre en termes de guerre des classes afin de légitimer leur régime autoritaire et d’appeler à la révolution mondiale. A l’Ouest, la défaite des empires centraux fournit un réflexe contre-révolutionnaire qui affiche son refus de la démocratie parlementaire et de toute révolution socialiste, considérée comme un complot judéo-bolchevik», note le préfacier du livre-catalogue de l’exposition.

La Russie est emportée par la révolution dès 1917. Pendant les cinq années qui suivent, l’ancien empire tsariste est secoué par une impitoyable guerre civile, opposant les bolcheviks rouges aux armées blanches monarchistes mais impliquant aussi d’autres formations révolutionnaires et diverses forces alliées. La population en souffre terriblement: le nombre de morts est évalué entre 8 et 20 millions selon les sources, y compris la famine de 1920-1921 et une épidémie de typhus. Des pogroms antisémites font plusieurs centaines de milliers de victimes.

La violence caractérise aussi la contre-révolution allemande, avec les tristement célèbres Freikorps (corps francs) créés pour écraser une supposée révolution communiste. Ces paramilitaires se montrent particulièrement féroces dans les pays baltes. Une pareille Terreur blanche se répand en Hongrie, lors du démantèlement de l’empire austro-hongrois, tandis que la Slovaquie est âprement disputée entre Tchèques et Hongrois.

Dans l’empire ottoman, réduit comme une peau de chagrin en 1920 par le Traité de Sèvres, c’est le général Mustapha Kemal Pacha, futur Atatürk, qui mène la résistance armée. A force de victoires, contre les Arméniens, les Français et les Grecs, il obtient la reconnaissance de la République turque en 1923, lors du Traité de Lausanne. Mais l’Etat-nation, entaché de massacres, ne se fera pas sans l’échange forcé de 1,6 million de Grecs et de Turcs entre les deux pays.

La France très engagée

Pendant ces années d’«après-guerre», la France, en tant que puissance militaire terrestre, suit de près les convulsions de l’Europe de l’Est. En Sibérie, la mission du général Maurice Janin se dispute avec les Britanniques et les Américains les faveurs du gouverneur Alexandre Koltchak. L’écrivain Joseph Kessel, qui participe à la campagne, fait dire à un lieutenant russe, dans Les nuits de Sibérie, que les Français sont les seuls étrangers tolérables: «Vous êtes gais et vous aimez les femmes. Nous préférons le vin et le sang. Avec ces goûts-là, on peut s’entendre…»

Tandis que des soldats français s’engagent contre les bolcheviks à Sébastopol et Odessa, sur la mer Noire, d’autres poilus traversent la Serbie pour se stationner en Hongrie révolutionnaire. Des troupes françaises se battent aussi contre les nationalistes turcs pour dessiner la frontière avec la Syrie, dans le cadre du mandat français sur la Syrie et le Liban institué en 1920 par la Société des nations. La France perd 6000 hommes dans la «pacification» de la région.

La même année, le général Maxime Weygand aide les Polonais à repousser l’Armée rouge. De retour de Varsovie, un certain Charles de Gaulle, alors officier d’état-major, témoigne: «Il faut avoir longé les interminables files de femmes, d’hommes, d’enfants hagards, attendant des heures à la porte du boulanger le morceau de pain noir hebdomadaire, pour comprendre que notre civilisation tient à bien peu de chose. Et que toutes les beautés, toutes les commodités, toutes les richesses dont elle est fière, auraient vite disparu sous la lame de fureur aveugle des masses désespérées.»

1 Exposition A l’Est, la guerre sans fin, 1918-1923, au Musée de l’Armée, Hôtel des Invalides, Paris, jusqu’au 20 janvier 2019. Catalogue sous la direction de François Lagrange, Ed. Gallimard, 2018.


 

La carte redessinée en dix ans

Il n’a fallu qu’une décennie, du début de la Grande Guerre au Traité de Lausanne (1923), pour chambouler les frontières de l’Europe et du Proche-Orient. La Finlande obtient son indépendance de la Russie à la fin 1917, juste après la Révolution bolchevik. Suivent l’Estonie, la Lituanie et la Lettonie. L’empire d’Autriche-Hongrie est décomposé en sept Etats dès la fin 1918. La Serbie se retrouve noyée dans le royaume des Serbes, Croates et Slovènes (carte: RSCS), la future Yougoslavie. Alors que la France récupère l’Alsace-Lorraine, l’Allemagne perd plusieurs territoires. L’empire ottoman est aussi démantelé, la Turquie obtenant l’indépendance en 1923. Dessinées dans la violence et la frustration, ces nouvelles frontières présagaient de l’instabilité à venir. Une fragilité encore perceptible aujourd’hui. PFY

Radio: Ve: 13h30

TV: 1918, fuite des Suisses de Russie Di: 22h20 Ma: 0h05


 

1918, fuite des Suisses de Russie

Dans les mois qui suivent la Révolution bolchévique d'octobre 1917, 8000 Suisses fuient la Russie dans le chaos des violences quotidiennes. De retour dans leur pays d'origine, nombre d'entre eux sont pris en charge par l'assistance publique. Deux familles, l'une romande et l'autre tessinoise, suivent aujourd'hui les traces de leurs ancêtres au destin si particulier.

 


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