La Liberté

Les premières victimes de la Shoah

En 1933 déjà, des Juifs sont tués en série à Dachau. Un juge tente d’enrayer la machine de mort nazie

Films documentaires disponibles au bas de l'article

Prisonniers à Dachau, avant la guerre. Le camp de concentration, ouvert en mars 1933, a été le théâtre de crimes antisémites dès le mois suivant. © Bundesarchiv/DR
Prisonniers à Dachau, avant la guerre. Le camp de concentration, ouvert en mars 1933, a été le théâtre de crimes antisémites dès le mois suivant. © Bundesarchiv/DR
Le capitaine SS Hilmar Wäckerle, commandant du camp. © Bundesarchiv/DR
Le capitaine SS Hilmar Wäckerle, commandant du camp. © Bundesarchiv/DR
Le procureur munichois Josef Hartinger, qui s’est engagé dans une lutte sans merci contre l’administration nazie pour que justice soit faite. © Bundesarchiv/DR
Le procureur munichois Josef Hartinger, qui s’est engagé dans une lutte sans merci contre l’administration nazie pour que justice soit faite. © Bundesarchiv/DR
Pour le caporal Hitler, la défaite de 1918 a été une terrible humiliation. © DR
Pour le caporal Hitler, la défaite de 1918 a été une terrible humiliation. © DR

Pascal Fleury

Publié le 28.09.2018

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Holocauste » Leur nom est Rudolf Benario, Ernst Goldmann, Arthur Kahn et Erwin Kahn. Ce sont vraisemblablement les premières victimes de l’Holocauste. Le 12 avril 1933, ces quatre jeunes Juifs allemands sont abattus dans le camp de concentration de Dachau, ouvert trois semaines auparavant par Heinrich Himmler, à 30 km au nord de Munich. Ces assassinats de détenus juifs ont fourni «les premières preuves criminalistiques de l’exécution systématique des Juifs par les nazis», affirme l’historien et journaliste Timothy Ryback, dans une enquête fouillée1 sur cette époque de «faillite humaine collective».

Après l’accession d’Adolf Hitler au poste de chancelier de la république de Weimar, le 30 janvier 1933, plusieurs actes crapuleux de militants nazis sont commis contre des Juifs, dont l’enlèvement et le meurtre par balle de l’avocat M. Wiener, en avril à Chemnitz. Mais avec l’assassinat collectif prémédité de Dachau, c’est la machine de mort nazie qui se met véritablement en marche. Jour après jour, les décès suspects se succèdent dans l’ancienne fabrique de poudre bavaroise.

Schéma de violence

La presse, y compris internationale, déplore des cas de prisonniers tués lors de tentatives d’évasion ou morts par suicide, se contentant souvent de la version officielle. Mais l’enquête menée par le substitut du procureur de Munich, Josef Hartinger, aboutit à un tout autre constat: l’existence d’un «schéma récurrent de violence avec implication de la hiérarchie».

Avec le concours efficace du docteur Moritz Flamm, le magistrat de 39 ans découvre de nombreuses preuves de violence sur les victimes juives, arrêtées sans raison apparente au titre de la Schutzhaft, une mesure de «détention de protection» permettant d’incarcérer tout ennemi potentiel de l’Etat.

Le médecin légiste observe que trois des premières victimes juives ont été abattues à bout portant. «Vos gardiens sont de très bons tireurs!» ironise-t-il devant le commandant du camp, le capitaine SS Hilmar Wäckerle. Selon des témoignages, les quatre étudiants ont été molestés avant d’être éliminés. Même scénario en mai avec le jeune avocat Alfred Strauss. L’autopsie révèle que le prétendu fugitif est mort d’une balle dans la nuque après avoir subi de graves atteintes physiques. Son dos est couvert de marques de lacération et ses fesses sont bandées pour cacher une profonde entaille.

L’analyse médico-légale d’autres victimes de Dachau confirme la violence des gardiens, en particulier du SS Hans Steinbrenner. A la tête du Schlägergruppe chargé de distribuer les coups de matraque, il dénote d’un sadisme sans limite à l’égard des Juifs, pratiquant ce que les gardiens nomment le Judensport.

Courageux et déterminé, le procureur Josef Hartinger obtient de son supérieur Karl Wintersberger la signature de quatre inculpations pour meurtre. Ses rapports se perdent alors dans les méandres de l’administration… jusqu’à ce que Hitler annule les procédures légales. Pour calmer le jeu, Himmler fait toutefois muter en juillet le commandant du camp. Une victoire illusoire: son successeur Theodor Eike se révèle être un maître de la terreur planifiée. De son «école de la violence» sortiront des gardiens tristement célèbres du système concentrationnaire nazi, en particulier Rudolf Höss, le premier commandant d’Auschwitz.

Preuves pour Nuremberg

Les dossiers du procureur Hartinger ne seront rendus public qu’en décembre 1945, lors du procès de Nuremberg. Comportant tous les éléments constitutifs du processus génocidaire, ils seront produits par le substitut du procureur américain Warren Farr dans son plaidoyer pour la responsabilité collective de la SS. Documents clés du procès, ils vaudront à leur auteur des distinctions, dont la Croix de grand officier de la République fédérale d’Allemagne, en 1967.

1 Timothy W. Ryback, Les premières victimes de Hitler, Ed. Equateurs, 2015.


 

HISTOIRE VIVANTE

Radio: Ve: 13 h 30

TV: Ma vie dans l’Allemagne de Hitler (2 parties) Di: 21 h 05


 

De l’antisémitisme chrétien à la haine raciale des nazis contre les Juifs

Comment la Shoah a-t-elle été possible? L’historien Laurence Rees décrit magistralement les rouages de l’«infamie nazie» dans Holocauste1.

Comment l’Holocauste, ce «crime le plus infâme de l’histoire de l’humanité», a-t-il été possible, s’interroge l’historien Laurence Rees, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale. Dans son dernier ouvrage, fruit d’un quart de siècle de recherches et d’interviews de centaines de témoins – anciens nazis et survivants juifs –, le Britannique propose une analyse très éclairante des origines de la Shoah, de son caractère aberrant et de son déroulement chaotique.

Remontant aux origines de la haine, le chercheur rappelle l’histoire plurimillénaire de la persécution des Juifs, accusés d’avoir tué le Christ, détestés pour leur pratique de l’usure, soupçonnés des pires méfaits, diffamés, diabolisés, refoulés dans des ghettos, assassinés... Au XIXe siècle, les Juifs bénéficient d’une certaine émancipation, deviennent «libres et égaux» en droit en France, se voient supprimer de nombreux interdits en Europe. Mais les bouleversements qui secouent l’Allemagne, avec la révolution industrielle, l’unification du pays en 1871 et l’explosion démographique, suscitent des réactions de repli identitaire et d’exacerbation du concept de Volk, ce «peuple sylvestre» aux origines mystiques. Aux antipodes de cet idéal, les Juifs allemands, ces citadins qui ouvrent des magasins et créent des usines, suscitent une antipathie croissante.

Au tournant du XXe siècle, l’antisémitisme völkisch, qui s’appuie déjà sur l’antisémitisme chrétien, va prendre un caractère encore plus virulent avec le développement d’un antisémitisme racial, reposant sur les théories de suprématie de la «race germanique». En 1899, le théoricien Houston Steward Chamberlain affirme ainsi que si les Aryens représentent l’idéal ultime, les Juifs incarnent précisément l’inverse. Ce «mélange toxique», comme le décrit l’historien Rees, va encore se renforcer avec les théories eugénistes ou d’«hygiène de la race». Les Juifs deviennent alors une véritable menace pour le peuple aryen.

Hitler partage cette haine des Juifs dans une lettre adressée en 1919 au soldat Adolf Gemlich. Désignant cette «race étrangère» de «tuberculose raciale au sein des nations», il la rend responsable de toutes les souffrances du pays, à commencer par la défaite allemande qu’il a ressentie comme une humiliation. Cette première preuve écrite des convictions antisémites de Hitler n’a cependant rien d’original, commente le spécialiste. Après la défaite de 1918, la grippe espagnole, la disette due au blocus naval et la peur d’une révolution communiste, «l’exaspération est sans précédent» dans la population. Les Juifs font figure de boucs émissaires tout désignés. Le Parti nazi, dès sa création en 1920, en fera son fonds de commerce.

Hitler écrira plus tard dans Mein Kampf qu’il aurait fallu envoyer «ces Hébreux corrupteurs du peuple sous les gaz empoisonnés» de la Grande Guerre, plutôt que «nos meilleurs travailleurs allemands». L’historien réfute pourtant toute thèse intentionnaliste. L’Holocauste, estime-t-il, n’a pas été planifié des années à l’avance par le Führer: «Le parcours a été progressif et plein de détours.» La Shoah ne serait alors que la résultante d’une politique antijuive sans cesse intensifiée. PFY

1 Laurence Rees, Holocauste – Une nouvelle histoire, Editions Albin Michel, 2018.


 

Ma vie dans l'Allemagne d'Hitler (1/2): la conquête du pouvoir

 

Eté 1939: l'Université de Harvard lance une enquête auprès d’Allemands qui ont réussi à s'exiler à travers le monde. Chacun d'eux y décrit sa vie "avant et après le 30 janvier 1933", le jour où Hitler devient Chancelier du Reich. Témoignages inestimables et méconnus qui montrent comment, jour après jour, l'Allemagne a sombré dans la dictature.

 


 


 

Ma vie dans l'Allemagne d'Hitler (2/2): la mise au pas

 


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