La Liberté

Moutier à la croisée des chemins

La cité bernoise partage une longue histoire avec le Jura historique. Va-t-elle rejoindre le nouveau canton?

L’Hôtel de Ville de Moutier arborera-t-il les couleurs bernoises ou jurassiennes à l’avenir? Réponse le 18 juin, après des décennies de lutte entre
antiséparatistes et autonomistes. © Keystone/ASL
L’Hôtel de Ville de Moutier arborera-t-il les couleurs bernoises ou jurassiennes à l’avenir? Réponse le 18 juin, après des décennies de lutte entre
antiséparatistes et autonomistes. © Keystone/ASL
Les Sangliers en cortège dans la cité prévôtoise en 1988. © Keystone/ASL
Les Sangliers en cortège dans la cité prévôtoise en 1988. © Keystone/ASL
L’intervention d’un millier de policiers, dont 156 grenadiers zurichois, en 1977 dans la cluse de Moutier. © Keystone/ASL
L’intervention d’un millier de policiers, dont 156 grenadiers zurichois, en 1977 dans la cluse de Moutier. © Keystone/ASL
Des Béliers ouvrant le grand cortège de l’Unité, en 1992 à Moutier. © Keystone/ASL
Des Béliers ouvrant le grand cortège de l’Unité, en 1992 à Moutier. © Keystone/ASL

Propos recueillis par
 Pascal Fleury

Publié le 26.05.2017

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Question jurassienne »   Le 18 juin, les citoyens de Moutier sont appelés à se prononcer pour ou contre l’entrée de leur commune dans la République et canton du Jura. Après deux siècles dans le giron bernois, ce rattachement a-t-il encore une justification historique? «Il existe une histoire consubstantielle entre Moutier et le Jura», observe Claude Hauser, professeur à l’Université de Fribourg.

Grand connaisseur de la Question jurassienne – il est lui-même Ajoulot –, l’historien rappelle le rôle «dynamique» qu’a joué de tout temps la cité prévôtoise, comme carrefour religieux, économique et culturel, pôle fondateur des mouvements indépendantistes et terre emblématique de la résistance bernoise. Une ville aujourd’hui plus que jamais à la croisée des chemins.

Alors que Berne et Delémont n’existaient pas encore, Moutier était déjà un site d’importance…

Claude Hauser: Moutier, c’est d’abord l’abbaye de Moutier-Grandval, fondée vers 640 sur un axe nord-sud important. En l’an 999, le roi Rodolphe III de Bourgogne la cède à l’évêque de Bâle: elle devient prévôté. Le centre religieux, transformé en Chapitre au XIIe siècle, devient un pôle spirituel et économique important. En 1486, un traité de combourgeoisie est imposé par Berne à la prévôté. L’influence bernoise entraîne son passage à la Réforme. Les chanoines doivent déménager à Delémont.

Après la Révolution de 1789, les troupes françaises occupent l’Evêché de Bâle. Une éphémère République rauracienne est créée. L’hymne La Rauracienne y fait allusion, ainsi qu’au passé romain de la région. Mise en exergue plus tard par les séparatistes, cette période n’a pas été toute rose, notamment en raison de la conscription de Jurassiens dans les armées napoléoniennes. En 1797, la prévôté de Moutier se retrouve dans le département du Mont-Terrible puis du Haut-Rhin.

En 1815, le Congrès de Vienne attribue la région à Berne. Mais les Bernois n’en veulent pas?

Le Jura n’est alors pas forcément une région très attractive pour Berne, qui vient de perdre le Pays de Vaud et l’Argovie. On échange «une cave et un grenier contre un galetas», dit-on à l’époque. Mais le sort de l’ancien Evêché de Bâle se joue à un niveau stratégique européen. Les acteurs locaux sont très divisés sur leur avenir: restauration, cantonalisation... Plus tard, en 1861, le libéral Xavier Stockmar jugera que «l’Evêché pouvait devenir en 1815 le 23e canton»…

Moutier se développe alors comme carrefour industriel…

Moutier se spécialise dans la verrerie et la machine-outil en lien avec le développement de l’horlogerie. Les échanges commerciaux se font de tous côtés, pied du Jura, Bienne, Granges, Delémont, Jura français: l’identité économique de l’arc jurassien se constitue. Ce succès n’empêche pas des troubles liés aux révolutions libérales et au Kulturkampf dans l’ancien Evêché (lire ci-dessous). Les tensions sont alors dirigées contre l’oligarchie bernoise.

C’est alors que surgissent 
les mouvements séparatistes?

Le premier mouvement séparatiste apparaît durant la Première Guerre mondiale, dans la mouvance du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. A Moutier, c’est le journal Le Petit Jurassien de Léon Froidevaux qui met le feu aux poudres, revendiquant la séparation du Jura de Berne. Un combat qui s’inscrit dans le contexte de la lutte entre francophiles et germanophiles. Froidevaux est condamné à la prison pour avoir écrit que les soldats suisses à la frontière n’étaient pas équipés de cartouches! Sur le plan culturel, on peut noter que c’est aussi à Moutier, en 1903, qu’est créée la Société jurassienne de développement, future Pro Jura à qui l’on devra le drapeau jurassien fin 1947.

En 1947, l’affaire Moeckli va être le déclencheur de la Question jurassienne. Moutier se trouve 
à nouveau au cœur de l’action…

Le conseiller d’Etat socialiste et francophone Georges Moeckli, de La Neuveville, devait prendre la Direction des travaux publics, mais le Grand Conseil bernois lui a préféré un Oberlandais. Cette affaire, après bien d’autres, fait déborder le vase. Des protestations ont lieu à Delémont. Mais c’est bien à Moutier qu’est créé le Comité de Moutier, qui obtient, en 1950, l’inscription de la notion de «peuple jurassien» dans la Constitution bernoise. Et c’est aussi à Moutier, en novembre 1947, qu’est fondé le Mouvement séparatiste jurassien, qui deviendra le Rassemblement jurassien, fer de lance de la création du nouveau canton.

Plus les revendications augmentent, plus le contrôle des autorités bernoises devient sévère...

C’est le cas, par exemple, pour l’ouvrage Berne et la Suisse, de l’historien libéral-radical Paul-Otto Bessire, un enseignant de Moutier. Il doit se plier à la censure imposée par le conseiller d’Etat probernois Virgile Moine sur ses pages consacrées à la Question jurassienne. De l’histoire entravée à l’affaire des caisses noires au temps des plébiscites, on mesure l’effort propagandiste des autorités bernoises, souvent souterrain, pour lutter contre l’opinion séparatiste.

Pendant les plébiscites de 1974 et 1975, Moutier devient le théâtre de violentes tensions…

La ville, sur la frontière nord-sud, devient effectivement un champ de bataille: ce sont d’abord des tags et des écussons peints, puis des actes de violence toujours plus forts. La tension est maximale lors du plébiscite de septembre 1975. La police intervient dans les rues avec chars Mowag, grenadiers, gaz lacrymogènes et lances à incendie. Ces émeutes vont meurtrir profondément la cité, déchirant les familles et toute la société.

Ces divisions sont-elles encore ressenties aujourd’hui?

A Moutier, les résultats des votations sont toujours restés très serrés. Ils étaient en faveur d’un maintien dans le canton de Berne jusqu’au scrutin de 1998, puis ont tourné au profit du canton du Jura en 2013, par 55,4% des voix. Ce retournement peut notamment s’expliquer par le succès du maire Maxime Zuber et de la majorité autonomiste à la municipalité. Mais aussi par un relâchement de la mobilisation des antiséparatistes alors que les autonomistes maintiennent la pression. Des ressentiments restent mais la nouvelle génération semble vouloir tourner la page.

Qu’attendez-vous du scrutin 
du 18 juin prochain?

Moutier doit rester cette zone de contact intéressante entre Berne et le Jura. Ville-carrefour, elle est proche du Jura, consubstantiellement, par son histoire, sa culture, sa langue, son vécu commun. En ce sens, la ville s’intégrerait plus facilement dans un ensemble identitaire jurassien que bernois, tout en demeurant un espace-liaison entre les deux cantons. Moutier pourrait aussi apporter un regain de dynamisme au nouveau canton, qui n’est plus le Jura des grandes innovations politiques et sociales établies dans sa Constitution, et qui souffre d’un certain conformisme ambiant. A quoi bon chanter La Rauracienne si on ne défend plus les idéaux et acquis de l’Assemblée constituante de 1976? Un vote jurassien de Moutier permettrait une refondation certainement bénéfique.

* * *

Composante religieuse oubliée

Carrefour économique et culturel, Moutier est aussi, depuis la Réforme, un lieu de cohabitation religieuse. Si, dans cette cité à majorité protestante, l’argument confessionnel a beaucoup perdu de son importance dans la Question jurassienne, il a été longtemps brandi comme l’une des raisons majeures du conflit. Cette «guerre des religions» remonte au Kulturkampf qui a agité la Suisse dans les années 1870, en réaction au dogme de la primauté et de l’infaillibilité pontificales. Dans ce combat Eglise-Etat, les autorités bernoises se sont montrées sévères, expulsant de nombreux prêtres catholiques, les remplaçant par des «intrus» de France, renvoyant les religieux des écoles et confisquant des églises pour les donner à l’Eglise catholique-chrétienne. Cet épisode est resté longtemps comme une plaie ouverte pour les catholiques jurassiens. PFY

Radio: Ve: 13h30

TV: Ici c’est Moutier
 Di: 20h30
, Ma: 0h35


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