La Liberté

La revanche des Amérindiens

Nouveau territoire. Le FIFF se pare de plumes pour évoquer le souffle du cinéma indigène nord-américain. Entretien avec un spécialiste.

Le documentaire «Reel Injun», de Neil Diamond, retrace l’histoire des Amérindiens à travers plus d’un siècle de cinéma. © DR
Le documentaire «Reel Injun», de Neil Diamond, retrace l’histoire des Amérindiens à travers plus d’un siècle de cinéma. © DR
«Smoke Signals» un roadmovie 100% amérindien. © DR
«Smoke Signals» un roadmovie 100% amérindien. © DR
La réalisatrice Alanis Obomsawin sera à Fribourg pour présenter ses trois documentaires, dont «Trick or Treaty». © DR
La réalisatrice Alanis Obomsawin sera à Fribourg pour présenter ses trois documentaires, dont «Trick or Treaty». © DR

Pascal Fleury

Publié le 21.03.2015

Temps de lecture estimé : 7 minutes

Le cinéma indigène nord-américain est à l’honneur de la section «Nouveau territoire», cette année au FIFF. Longtemps victime de la mythologie réductrice coloniale du genre western, cette cinématographie prend aujourd’hui sa revanche avec des films d’auteurs et des documentaires d’un souffle nouveau. Les explications de Jesse Wente, lui-même Amérindien, directeur de la programmation au TIFF Bell Lightbox, à Toronto, qui participera à une table ronde dimanche à Fribourg.

- Pendant des décennies, les Amérindiens ont été représentés comme des «bons sauvages» ou des obstacles au progrès de la civilisation. Cette image négative a-t-elle eu un impact sur la politique de ségrégation à leur égard?

Jesse Wente: Cette représentation déformée des peuples indigènes au cinéma a effectivement permis la poursuite de leur oppression culturelle et a été un outil du colonialisme. Dans la notion de «bon sauvage» est ancrée l’idée même de sa condamnation. Pareille image propage l’un des objectifs principaux du colonialisme, à savoir la destruction ou l’assimilation des populations indigènes. En cantonnant les Amérindiens dans un contexte strictement historique, inévitablement perdu, on les relègue dans le passé, ce qui permet d’ignorer ou de nier les questions contemporaines qui les concernent.

- Dans les années 1970, les Amérindiens sont devenus des héros de la «contre-culture» (mouvement hippie, etc.). De nombreux films de cette époque ont dénoncé les massacres indiens. Cela n’a pas suffi pour obtenir la reconnaissance de leur génocide?

L’adoption des attributs des Amérindiens par le mouvement de la contre-culture est elle-même empreinte de connotations coloniales et je ne vois pas cela comme un changement dans la pensée dominante. Bien que cette époque ait certainement conduit à une attitude plus progressive en faveur de l’égalité et à une plus grande affirmation du mouvement de protestation des nations indigènes, elle a peu fait pour modifier l’approche coloniale gouvernementale envers les Amérindiens. Aujourd’hui, il est évident que les progrès qui ont pu naître dans les mentalités à l’époque ont été écrasés par le poids économique et culturel du colonialisme. En témoignent la sortie de films comme Lone Ranger ou Avatar, ainsi que l’utilisation constante des mascottes des nations autochtones par les équipes de sport professionnelles nord-américaines et par les designers de mode. En fait, la question de savoir si ce qui est arrivé autrefois - et continue à arriver - mérite la désignation de «génocide» fait encore largement débat en Amérique du Nord parmi les non-Amérindiens. L’existence même d’une telle discussion suggère que peu de progrès ont été accomplis.

- Les Amérindiens semblent prendre leur «revanche» dans le cinéma avec des films comme Danse avec les loups (1990), aux sept oscars, et avec l’engagement d’Amérindiens comme acteurs vedettes à Hollywood…

Hollywood a toujours fait des films sur les Amérindiens. Des artistes indigènes y ont été engagés à diverses époques. Mais les rôles qu’ils ont été appelés à jouer ont rarement dépassé le stade du stéréotype. Danse avec les loups ne fait pas exception. Ce n’est pas une histoire indigène, mais coloniale ou de pionniers. Elle appartient à la même lignée que La chevauchée fantastique et les westerns classiques. Elle est destinée à réconforter le public colonial concernant son propre mythe fondateur national. Bien que le film soit admirable de par l’authenticité de la langue utilisée et des costumes, il ne peut en aucune façon être vu comme la «revanche» des peuples indigènes dans le cinéma. Les artistes amérindiens ont pris leur «revanche» en faisant leurs propres films, en s’appropriant l’écran comme un espace indigène et en y narrant leurs propres histoires - des histoires de notre vie d’aujourd’hui, et non pas des fantaisies destinées à rassurer les colons sur une terre volée.

- Avec l’émergence d’un cinéma amérindien indépendant, pouvons-nous espérer approcher la véritable nature de la culture indigène?

Les origines du cinéma autochtone remontent aux années 1970, lorsque des cinéastes comme Alanis Obomsawin ou Merata Mita ont commencé à faire des documentaires engagés. Les années 1990 ont vu une expansion du cinéma indigène, cela effectivement en partie grâce à la popularité de Danse avec les loups. Car ce film a produit un heureux effet indirect: celui de permettre à certains artistes de trouver un financement pour leur travail! Dans le cinéma indigène, on trouve naturellement un portrait beaucoup plus précis de la culture autochtone. Son expansion est assurément une bonne nouvelle. Mais je crains de ne jamais voir une telle représentation de la culture indigène dans le cinéma hollywoodien, car il est difficile de faire disparaître les récits coloniaux en quelques générations, comme en témoignent des films comme Avatar ou Lone Ranger.

- Les cinéastes indigènes évoquent souvent le caractère «mystique» des Amérindiens, leur déracinement ou encore la misère dans les réserves. Arrivent-ils à se détacher de ces stéréotypes?

Les réalisateurs indigènes se sont déjà largement détachés de cette iconographie classique imposée par Hollywood. On ne trouve pas de «princesses indiennes» ni de «bons sauvages» dans leurs films. Quant à la tristesse des habitants dans les réserves, évoquée dans certains films, ou la recherche des racines, qu’ils thématisent, je conteste qu’on y voie des stéréotypes. Ce sont des sous-produits de siècles de génocide colonial, une tragique réalité pour les populations indigènes. Le fait que ces histoires dérangent la culture dominante trahit encore une fois un désir de négation des peuples natifs, comme cela a été toujours le but du colonialisme.

- Pensez-vous que le cinéma amérindien peut contribuer à revitaliser la culture amérindienne?

Je pense que les arts sont l’une des clés fondamentales pour accroître l’épanouissement de la communauté indigène, et le cinéma a un rôle majeur à jouer dans ce but. Le cinéma a un grand pouvoir pour émouvoir, informer et éclairer les gens. Je suis sûr que des artistes amérindiens sauront habilement l’utiliser pour promouvoir la culture des nations indigènes. Mon peuple nomme l’Amérique du Nord «Turtle Island» (en référence à la mythique tortue à l’origine du continent, ndlr). Elle n’a jamais cessé d’être «Turtle Island» et je peux espérer qu’un jour elle sera à nouveau connue comme telle.

> Table ronde «Nouveau territoire: Cinéma indigène nord-américain», dimanche 22 mars, 18 h 25 au Cap’Ciné 1.

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