La Liberté

Coco Chanel, un parfum de mystère

La créatrice de mode était fichée comme agent du renseignement allemand. Une collaboration ambiguë

Chanel s’est même laissé «croquer» en Marianne par ce précurseur de l’Art déco. © DR
Chanel s’est même laissé «croquer» en Marianne par ce précurseur de l’Art déco. © DR

Pascal Fleury

Publié le 30.01.2020

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Cet article a été publié le 11 janvier 2019

Guerre mondiale » Nom de code «Westminster»: l’agent F-7124 inscrit dès 1941 dans les registres berlinois de l’Abwehr, les services de renseignement de l’armée allemande, n’était autre que Gabrielle Chanel, la célèbre créatrice de mode qui a incarné l’élégance française tout au long du XXe siècle.

Coco Chanel, une collabo? L’affaire semblait totalement improbable! La brillante et opiniâtre femme d’affaires n’a-t-elle pas largement contribué à la renommée de la haute couture française? N’a-t-elle pas parfumé la planète entière – et Marilyn Monroe – de son N°5 fétiche made in Paris? N’a-t-elle pas lancé, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, une collection bleu-blanc-rouge des plus patriotiques?

Et pourtant, c’est bien Mademoiselle qui apparaît noir sur blanc dans les notes des Renseignements généraux, les archives de l’état-major de l’armée américaine et divers dossiers de justice conservés aux Archives nationales de France.

Des soupçons de collaboration existaient déjà durant le conflit, alors que Coco Chanel, qui logeait à l’année dans l’hôtel Ritz réquisitionné par les nazis, entretenait une relation passionnelle avec le baron allemand Hans Günther von Dincklage. Surnommé Spatz (moineau), ce Don Juan de treize ans son cadet était officiellement attaché à l’ambassade d’Allemagne à Paris, mais agissait comme espion pour le compte de l’Abwehr. Tous deux étaient surveillés.

Ce n’est toutefois que depuis une décennie, à la lumière de documents déclassifiés, que l’Américain Hal Vaughan(1), ancien diplomate et journaliste, et la biographe Isabelle Fiemeyer(2), auteure de plusieurs ouvrages sur Coco Chanel, ont pu éclaircir, à charge ou à décharge, les motifs et la nature de la collaboration de l’illustre couturière.

Pour sauver un neveu

Coco Chanel, qui recevait à sa table l’écrivain Jean Cocteau, le danseur Serge Lifar ou l’avocat René de Chambrun, gendre du vichyste Pierre Laval, ignorait les affres de l’Occupation, participant aux dîners somptueux offerts par l’ambassadeur du Reich Otto Abetz ou par l’ambassadeur de Vichy auprès du Gouvernement allemand Fernand de Brinon. Elle disait apprécier les Allemands, «plus cultivés que les Français». Mais sa collaboration avec l’occupant était moins animée par une idéologie que par des motivations personnelles et un certain opportunisme.

Ainsi, lorsqu’elle apprend que son neveu André Palasse, qu’elle avait élevé comme un fils dès 1910, a été fait prisonnier par la Wehrmacht, elle se met à supplier son amant le baron von Dincklage de le faire libérer. En mars 1941, le bellâtre, qui n’était pas qu’un petit espion de salon, la met en relation avec un autre agent de l’Abwehr, le Français Louis de Vaufreland. Le renseignement allemand, réalisant que Coco Chanel connaît des personnalités influentes, dont Winston Churchill – qu’elle avait connu dans les années 1920 lors de parties de chasse avec son amant le duc de Westminster –, décide de l’immatriculer comme agent de la section 3F. «Elle était une cible parfaite pour les recruteurs allemands», souligne Hal Vaughan.

En était-elle vraiment consciente? La question reste controversée. Ce qui est sûr, c’est qu’en août 1941, elle accepte d’accompagner l’espion Vaufreland à Madrid, de le faire passer pour l’un de ses «amis intimes» lors d’une rencontre avec Brian Walace, l’adjoint de l’ambassadeur britannique, et ainsi de tromper les services de renseignement à Londres. Son neveu sera libéré en novembre de la même année. Vaufreland, lui, sera condamné à six ans de prison pour intelligence avec l’ennemi, en 1949.

Opération Modellhut

Les archives retrouvées confirment une autre mission assez incroyable, menée par l’«agent» Chanel entre la fin 1943 et le printemps 1944. Il s’agit de l’opération Modellhut (une allusion à la styliste) qui visait à lancer des négociations de paix séparée entre les nazis et les Anglais, alors que de nombreux officiers allemands commençaient à douter de la victoire du Reich.

Chanel et Dincklage se rendent d’abord à Berlin où, pénétrant dans le dernier carré du pouvoir nazi, ils rencontrent le chef du renseignement de la SS, l’Oberführer Walter Schellenberg, lui-même partisan d’une paix séparée. L’idée est de faire appel à la créatrice de mode comme messagère crédible auprès de Churchill. La lettre doit transiter par l’ambassade britannique de Madrid. Mais l’opération, très mal orchestrée, échoue en Espagne.

A la Libération, Coco Chanel subira un interrogatoire des Forces françaises de l’intérieur. Ancienne amie de Churchill, elle échappera toutefois à la tonte en public pour «collaboration horizontale». En 1946, elle sera aussi entendue comme témoin dans l’affaire Vaufreland, sans être inquiétée. Elle préférera toutefois s’exiler quelques années à Lausanne...

1) Hal Vaughan, Dans le lit de l’ennemi – Coco Chanel sous l’Occupation, Editions Albin Michel, 2012.

2) Isabelle Fiemeyer, Coco Chanel, un parfum de mystère, Payot poche, 2004, Chanel intime, Flammarion 2011, Chanel, l’énigme, Flammarion, 2016.

* * *

L’aryanisation pour récupérer les parfums Chanel

La maison Chanel a toujours rejeté les accusations d’antisémitisme portées contre sa fondatrice, ne concédant qu’une «part de mystère». Coco Chanel n’en a pas moins joué avec le feu. Ainsi, dans les années 1930, elle a soutenu le périodique satirique Le Témoin, au ton nationaliste, anticommuniste et antisémite, de son compagnon artiste Paul Iribe. Chanel s’est même laissé «croquer» en Marianne par ce précurseur de l’Art déco.

En 1939, la créatrice de mode ferme sa maison de couture, mais reste co-administratrice de la société Les Parfums Chanel. Avant la guerre, cette entreprise était à 70% propriété des frères Paul et Pierre Wertheimer, de confession juive. Une enquête étant ouverte pour son aryanisation, Coco Chanel revendique son rachat. Elle ne détient que 10% des actions et estime avoir subi des «préjudices» jusque-là. Dans une lettre à l’administrateur provisoire de la société, elle se porte acquéreur de la totalité des actions qui «étaient ou sont encore la propriété de Juifs». Et elle lui rappelle qu’il a pour mission de les faire céder «à des sujets aryens». Mais l’impétueuse couturière s’est fait prendre de vitesse par les frères Wertheimer. Anticipant le péril nazi, ils ont transmis leurs parts au Français Félix Amiot. Ce constructeur de bombardiers va montrer sa bonne volonté aux Allemands en s’associant à l’usine Junkers pour construire 370 avions de transport. Coco Chanel se réconciliera tout de même avec les frères Wertheimer après la guerre. PFY

 

Bio express

1883

Naissance de Gabrielle Chanel à Saumur. Appelée Coco par son père.

1895

Décès de sa mère. Abandonnée à l’orphelinat d’Aubazine.

1910

Boutique de chapeaux à côté du Ritz, à Paris.

1915

Première maison de couture à Biarritz.

1921

Lance le parfum Chanel N°5, produit par Pierre et Paul Wertheimer.

1935

Emploie près de 4000 ouvrières.

1939

Ferme sa maison de couture.

1941

Enregistrée comme agent de l’Abwehr.

1945

Résidence à Lausanne.

1953

Réouverture de la maison de couture à Paris.

1971

Décès au Ritz à Paris. Enterrée à Lausanne. PFY


 

La guerre du N°5

N°5 est son chef d’œuvre. Coco Chanel a réinventé le parfum comme elle a révolutionné la mode. Entre les années 1920 et 1940, le parfum a été l'objet d'une véritable guerre entre Coco Chanel et ses associés, les frères Wertheimer. Tous les éléments d'un film noir sont réunis: les hauts dignitaires nazis, le Tout-Paris de la collaboration, des espions américains et allemands, l'ombre de Churchill.

 

 


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