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Trous noirs, page blanche

Invité à Lausanne, le poète et astrophysicien de réputation internationale Jean-Pierre Luminet explore l’univers en vers et équations mathématiques

Vassily Kandisky, Plusieurs cercles (1926) © DR
Vassily Kandisky, Plusieurs cercles (1926) © DR
Trous noirs, page blanche © NRAO, AUI, NSF
Trous noirs, page blanche © NRAO, AUI, NSF
Publié le 26.12.2019

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Mon souvenir de 2019
Chaque journaliste de «La Liberté» a sélectionné pour vous un article qui l’a touché(e) cette année.


Thierry Raboud
Rubrique magazine

«Pourquoi la nuit est-elle noire? Question résolue par un écrivain, un siècle avant la réponse scientifique. C’est que poésie et astrophysique peuvent tout aussi bien explorer les confins de notre univers, à en croire Jean-Pierre Luminet. Invité à Lausanne ce printemps, ce spécialiste des trous noirs est également poète, lui qui a donné son nom à un astéroïde mais aussi à plusieurs recueils. Une interview à relire pour rêver avec lui au « mystère des ténèbres qui recèle potentiellement toute la lumière du monde ».


» Cet article a été publié initialement le 29 mars 2019

 

Espace » Il y a une poésie de l’astrophysique. Matière noire et naines blanches, magma quantique et inflation cosmique creusent le ciel en ouvrant l’imaginaire. A Jean-Pierre Luminet, on doit les notions de «crêpe stellaire flambée» ou d’«univers chiffonné», métaphores créatives de modèles scientifiques pointus. C’est qu’il est poète mais pas du genre tête en l’air, ce spécialiste mondial des trous noirs et de la cosmologie.

Un astéroïde porte son nom, mais aussi plusieurs recueils poétiques. Ses vers explorent son univers intérieur tandis que ses équations esquissent la forme de celui que nous avons en partage depuis le big-bang jusqu’à la fin du Temps. Comme si recherche scientifique et recherche poétique nourrissaient une même ambition: comprendre la place de l’homme dans le cosmos. A l’invitation du Printemps de la poésie qui bourgeonne en Suisse romande pendant deux semaines (lire ci-dessous), Jean-Pierre Luminet prolongera ce dialogue des arts et des sciences le lundi 8 avril dans une conférence qu’il donnera à Lausanne. Interview.

Comment devient-on à la fois poète et astrophysicien, deux pratiques que l’on suppose quelque peu antinomiques?

Jean-Pierre Luminet: C’est ce que l’on imagine à tort, du fait d’un clivage entre lettres et sciences introduit très tôt dans notre éducation. Certains y échappent heureusement, et ça a été mon cas. Depuis tout jeune, je me suis intéressé aux arts jusqu’à envisager de devenir écrivain. Mais les mathématiques me plaisaient aussi, et lorsque j’ai découvert la magie du big-bang et des trous noirs, j’y ai tout de suite vu un outil formidable pour exercer mon imaginaire créatif. C’est comme ça que je suis devenu astrophysicien, mais sans jamais délaisser mes activités artistiques.

Comment dialoguent ces deux façons de penser le monde?

Elles s’enrichissent, s’irriguent mutuellement. Plus jeune, je faisais une séparation stricte entre mon écriture poétique, appliquée à décrire le sentiment humain, et ma démarche scientifique. Je tenais en horreur cette poésie didactique qui n’est souvent qu’une mise en vers de descriptions astronomiques. Mais en rédigeant l’anthologie Les poètes et l’univers en 1996, je me suis rendu compte que certains écrivains avaient été capables, par intuition poétique, de saisir quelque chose de l’univers sans pour autant chercher à l’illustrer. Cette prise de conscience m’a aidé à mieux concilier ces pratiques, l’une tournée vers le cosmos intérieur, sur lequel la science n’a pas grand-chose à nous dire, et l’autre tournée vers le cosmos extérieur.

Qu’est-ce que ces approches ont en commun?

Un même sentiment esthétique. L’expression artistique recherche souvent une forme de beauté et d’harmonie, qui est aussi l’une des composantes fondamentales de la créativité scientifique. Depuis l’Antiquité, les physiciens essaient de trouver les lois qui régissent l’univers, de rassembler en une poignée d’équations l’essentiel de ce qu’on peut en comprendre. Une théorie du tout qui permettrait de révéler une forme d’harmonie universelle. D’ailleurs, beaucoup de physiciens et de mathématiciens vous diront qu’une belle équation a plus de chance d’être vraie qu’une équation maladroite…

Une équation peut-elle donc être aussi belle qu’un poème?

La beauté est évidemment subjective, même s’il y a des critères plus ou moins universels. Certaines équations ont une véritable beauté, liée à une saisissante économie de moyens. On peut penser aux équations d’Einstein, à celles d’Euler avec quatre symboles qui résument toute l’histoire des mathématiques, c’est extraordinaire! C’est précisément ce que je recherche dans ma modeste pratique poétique: condenser un maximum de sens en un minimum de mots.

Les poètes sont-ils capables de rêver au-delà de la science?

Les exemples sont rares. On peut néanmoins citer le cas emblématique d’Edgar Poe, qui a anticipé une partie de la cosmologie relativiste moderne en résolvant de manière poétique l’énigme du «noir de la nuit». Pourquoi la nuit est-elle noire? En 1848, un siècle avant la réponse scientifique, il est le premier à avoir proposé une vraie solution à ce problème en pressentant que l’univers n’était pas infini, et qu’observer dans l’espace c’était observer dans le passé. Une vision littéraire, étayée néanmoins par une solide culture scientifique.

A quoi rêve un astrophysicien?

Toute création, qu’elle soit artistique ou scientifique, est liée à une part de rêverie, d’imaginaire. Mais lorsqu’on est théoricien de la physique et que l’on propose des modèles, on rêve surtout au jour où ils seront vérifiés par l’observation astronomique. J’ai eu cette chance, car mes premières simulations de trous noirs faites il y a 40 ans sont en passe d’être vérifiées. Le mois prochain, nous aurons la première image télescopique du gros trou noir qui est au centre de la galaxie, et qui devrait ressembler à ce que j’ai calculé. Un rêve qui se réalise!

La simulation d’un trou noir signée par Jean-Pierre Luminet

 

Pourquoi les trous noirs exercent-ils tant de fascination?

Ils sont l’archétype du puits sans fond dans lequel tout finit, y compris la vie humaine. Dans l’esprit de nombreux physiciens qui décident de travailler là-dessus, il y a bien à l’origine une fascination d’ordre mystique ou philosophique. Quand j’étais ado, en Provence, je regardais le ciel non seulement pour la beauté des étoiles, mais surtout pour comprendre le noir entre les étoiles, ce vide profond. Je ne me doutais alors pas que l’univers était entièrement gouverné par ce noir qui n’est pas du vide, mais une matière qui contient tout le reste. On ne peut qu’être fasciné par cette énergie sombre, ce mystère des ténèbres qui recèle potentiellement toute la lumière du monde.

De la poésie aux étoiles, rencontre avec Jean-Pierre Luminet, 8 avril, Forum Rolex (EPFL), 18 h. Sur inscription.


En Suisse romande, la poésie fait le printemps

C’est devenu une belle habitude. Depuis quatre ans, la poésie éclôt à l’orée du printemps en lectures, performances, cours, rencontres et spectacles. Du 1er au 13 avril, quelque 130 événements essaimeront dans toute la Suisse romande à l’enseigne de cette nouvelle édition du Printemps de la poésie. L’occasion pour plusieurs poètes de présenter leurs publications, notamment à Fribourg. Parmi les points forts de cette programmation, des rencontres avec six poètes québécois, une soirée sur la poésie médiévale au château de Chillon, des promenades littéraires sur les traces de Nicolas Bouvier et de Rilke, des soirées musicales autour de l’œuvre de Jean Villard Gilles, Francis Giauque ou Agota Kristof. A noter que deux festivals en profitent pour déployer leur propre programmation: les Salves poétiques à Morges et les Cellules poétiques à Martigny. Oui, comme un air de printemps littéraire. TR

www.printempspoesie.ch


Jean-Pierre Luminet parle de trous noirs

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