La Liberté

Une super oreille musicale

L’oreille absolue est une rareté et reste un mystère des neurosciences. Tandis que des chercheurs lèvent le voile sur son fonctionnement, des musiciens témoignent

L'oreille absolue s'acquière au plus tard à 7 ans. © DR
L'oreille absolue s'acquière au plus tard à 7 ans. © DR
Publié le 25.12.2019

Temps de lecture estimé : 18 minutes

Mon souvenir de 2019
Chaque journaliste de «La Liberté» a sélectionné pour vous un article qui l’a touché(e) cette année.


Elisabeth Haas
Rubrique Magazine

«Toute l’année, je fais des avant-scènes, interviews, des critiques, pour mettre en valeur la vie chorale, musicale et théâtrale du canton, en particulier les créateurs, les musiciens d’ici. Je trouve que cette vie culturelle fribourgeoise est extrêmement riche, importante et stimulante, c’est difficile de mettre en évidence une rencontre, un nom, un chef, un compositeur, une production particulière, ce serait ignorer tous les autres... Mais de temps en temps, j’ai la chance de pouvoir faire un pas de côté, de « sortir » de l’agenda et faire une petite enquête. Elle me permet encore de dire que les artistes d’ici sont passionnés, très engagés et souvent géniaux.»


» Cet article a été publié initialement le 28 juin 2019

Musique » L’oreille absolue fascine. Qui en est doté impressionne, à l’image des légendes qui circulent autour d’un génie comme Mozart. Oui, l’oreille absolue reste une capacité rare. Mais non, tous les musiciens professionnels ne sont pas dotés de l’oreille absolue, ce qui ne les empêche pas d’être géniaux. Professeure ordinaire à la Haute Ecole de santé de Genève et privat-docent au Département de psychologie de l’Université de Genève, Clara James enseigne la neuropsychologie de la musique. Ses dernières recherches lancent un (petit) pavé dans la mare en relativisant le rôle de l’oreille absolue dans la sensibilité musicale. Elles ont été publiées en mars dernier dans la revue Frontiers in Neuroscience*.

15 %
Proportion de musiciens professionnels dotés de l’oreille absolue en Occident

Mais, pour commencer, qu’est-ce que l’oreille absolue? La plupart des musiciens calculent la distance d’une note par rapport à une note de référence. Les détenteurs de l’oreille absolue n’ont pas besoin d’une note de référence. Chaque note est en eux, en mémoire. Ils identifient la hauteur d’une note instantanément, même avant de lui donner un nom. «C’est difficile à comprendre, quand on n’a pas cette capacité», explique Clara James. «C’est un processus automatique, indépendant de la volonté.»

Imagerie cérébrale

La rapidité de la réponse du cerveau, qu’on peut mesurer aujourd’hui grâce à l’imagerie cérébrale, distingue les détenteurs de l’oreille absolue. On peut repérer chez eux «un premier niveau perceptuel» dans le planum temporale gauche, une aire auditive secondaire, qui identifie instantanément la hauteur d’une note. Labelliser la note se situe au niveau des fonctions cognitives et des mécanismes conscients et se fait dans un second temps. Cette première perception est une rareté. Pour ses recherches, Clara James a sélectionné des personnes capables de «nommer une série de notes correctement au demi-ton près à un taux de réussite proche de 100%»: une performance inaccessible à la plupart des gens, même entraînés, même formés à la musique.

7 ans
Sommet de la période critique pour acquérir l’oreille absolue

Actuellement, on mesure la présence ou non de l’oreille absolue chez les musiciens: elle concerne 15% des professionnels occidentaux. Il n’y a pas d’études qui l’ont mesurée auprès de personnes non musiciennes, c’est-à-dire qui n’ont pas appris le nom des notes. En général, la littérature scientifique évoque le chiffre d’une personne sur 10 000. Mais il est sujet à caution, précisément parce que les non-musiciens ne sauraient remarquer qu’ils ont l’oreille absolue. «1 sur 100 me semble plus réaliste», avance Clara James.

Inné ou acquis?

La probabilité de développer l’oreille absolue suit une courbe qui diminue avec l’âge. Les musiciens qui ont commencé la musique après neuf ans ne développent quasiment plus l’oreille absolue. Après sept ans, la probabilité baisse déjà. Une formation précoce semble indispensable pour développer cette capacité. Est-elle donc acquise ou innée? Un héritage familial (comme chez les Bach, qui étaient semble-t-il plusieurs à avoir l’oreille absolue) n’est pour l’instant pas mesurable: il pourrait très bien être dû à un enseignement précoce. Mais – cela reste encore à prouver – il y aurait une dissymétrie entre le planum temporale gauche et droit parmi les détenteurs de l’oreille absolue, le droit étant plus petit. Pourquoi? Mystère.

75 %
Proportion maximum de détenteurs de l’oreille absolue parmi les musiciens locuteurs d’une langue tonale

En revanche, on a remarqué que la proportion de musiciens ayant l’oreille absolue est plus élevée dans les populations parlant une langue tonale (à l’instar du mandarin). «Il y a une énorme différence», confirme Clara James: elle tient à la structure de la langue, où le même mot, selon la fréquence où il est prononcé, a une autre signification. Les bambins chinois, en même temps qu’ils apprennent à parler, apprennent ainsi à être sensibles à la fréquence des sons. Quand la moitié environ des musiciens professionnels japonais (dans un pays où l’enseignement de la musique, via la méthode Suzuki, est particulièrement précoce) ont l’oreille absolue, la proportion monte jusqu’à 75% parmi les professionnels chinois!

«De la vraie musique»

Mais alors, est-ce que Mozart, Beethoven, Chopin ou Liszt ont été de meilleurs compositeurs que Haydn, Schubert, Schumann ou Stravinski, qui n’avaient pas l’oreille absolue? Clara James et son équipe pensent que non. Pour être un bon musicien, l’oreille absolue n’est pas nécessaire. Pour le prouver, elle a mesuré la sensibilité d’une population homogène – uniquement des pianistes formés, tous jeunes – non à des notes isolées, mais «dans un contexte harmonique. Nous les avons testés sur de la vraie musique.»

Un compositeur a imaginé 120 (courts) quatuors à cordes dans toutes les tonalités, en jouant sur l’accord final, en proposant tantôt une résolution correcte, tantôt non (les erreurs étant subtiles et pas repérables par des oreilles non formées à la musique). Résultat: «L’oreille absolue n’est pas utile à l’analyse cognitive», analyse Clara James. Les musiciens qui ne l’ont pas repèrent tout aussi bien les erreurs. L’avantage de cette super oreille se situant au niveau de la perception, sur le plan cognitif un musicien formé qui n’en est pas doté est tout aussi compétent.

* Sélim Yahia Coll, Noémi Vuichoud, Didier Grandjean et Clara Eline James, «Electrical Neuroimaging of Music Processing in Pianists With and Without True Absolute Pitch», dans: Frontiers in Neuroscience, mars 2019.


Boris Fringeli, pianiste et chanteur

Il ressent des sensations physiques différentes en fonction des tonalités.

Durant son enfance jurassienne, Boris Fringeli était persuadé que tout le monde entendait comme lui. Jusqu’à ce qu’il se rende compte que les autres pouvaient chanter faux… Ou que les cloches de l’église, qui venaient d’être remplacées, n’étaient pas accordées. Il commence la musique à l’âge de quatre ans, «mais j’ai commencé à jouer du piano à la maison à deux ans et demi». Ses études musicales, il les consacre au piano, à la direction et au chant. Il est aujourd’hui directeur de l’Ecole de musique du Pays-d’Enhaut, syndic de la commune de Haut-Intyamon, directeur du chœur paroissial d’Albeuve, organiste de la paroisse, et chanteur notamment à l’EVL et Emocio.

Dans sa famille, il est à sa connaissance le seul à avoir l’oreille absolue. Son père est accordéoniste autodidacte et le jeune Boris Fringeli a pris l’habitude de l’entendre jouer des pièces en mi bémol majeur ou mineur, ce qui fait qu’il aimait, d’oreille, jouer du piano sur les touches noires. Aujourd’hui encore, quand il compose à l’occasion une pièce pour ses ensembles, c’est sa gamme de cœur, celle qu’il privilégie.

Le clavier du piano est tempéré et fait pour son oreille. Mais comment cela se passe-t-il quand il chante selon un diapason baroque (le plus connu donnant le la un demi-ton plus bas que le diapason habituel) ou des tempéraments inégaux? La formation musicale et l’expérience aidant, «on développe aussi l’importance des intervalles et des accords», précise Boris Fringeli. Mais comme son oreille a fixé la hauteur absolue des notes à partir d’un la à 442 Hz, s’il doit jouer sur un orgue accordé à 415 Hz, «c’est épouvantable. Je transpose.»

A La Tour-de-Trême, où il est cotitulaire, il a obtenu que la révision de l’orgue lui permette de jouer selon son diapason. «L’ancien était à 430 Hz, j’étais sur un bateau ivre.» Son ouïe souffre aussi l’hiver, quand le froid mord les tuyaux et fait baisser la hauteur de l’orgue, une baisse qu’il ressent fortement.

Mais Boris Fringeli ne prétend pas avoir une meilleure oreille musicale que ses collègues, qui «ont une oreille très fine et développée». Par boutade, il dit aussi qu’il n’a pas le «rythme absolu»: il doit marquer les barres et compter les temps. Avec l’oreille absolue, il a l’avantage de remarquer «tout de suite» quand un chœur baisse ne serait-ce qu’un chouïa, ou de trouver sans le moindre effort les notes d’une partition complexe. «Pour la musique contemporaine, c’est très pratique. Même si c’est atonal, je fais ce qu’on me dit de faire.»

On lui a demandé s’il faisait aussi des synesthésies. «L’harmonie me vient tout de suite. Mais non, je ne vois pas des couleurs. J’ai plutôt des sensations physiques en fonction des tonalités. J’ai un faible pour les tonalités à bémols», sourit le musicien. EH


Jean-François Michel, trompettiste

Dès l’âge de six ans, il accompagnait au piano son père accordéoniste.

Jean-François Michel n’est pas sûr d’avoir l’oreille absolue, n’ayant jamais été testé. «J’ai une très bonne oreille», avoue-t-il modestement. Mais ses capacités supérieures d’écoute pourraient plaider en faveur du continuum qui existe entre les personnes dotées d’une très bonne oreille relative et celles qui ont l’oreille absolue: autrement dit, il n’y a pas de frontière nette. Les dictées musicales durant sa formation n’ont jamais été qu’une formalité pour lui: il dit sa «chance» d’avoir eu de la «facilité». Il reconnaît aussi que diriger ou jouer dans un ensemble qui doit lutter pour corriger son intonation le «fatigue». Les diapasons qui sont plus bas que le la habituel le «perturbent»: «J’ai 442 Hz dans mon oreille.»

Jean-François Michel est issu d’une famille de musiciens. Ses deux frères sont le trompettiste jazz Matthieu Michel et le tubiste Guy Michel. «L’instrument principal de mon père était l’accordéon. Il faisait beaucoup de musique de danse. Je pense qu’il n’a pas osé être professionnel. Il a choisi un métier sérieux, restaurateur», se souvient Jean-François Michel. Les frères Michel, eux, ont franchi le cap de la professionnalisation, «grâce aux frères Schmidhäusler, qui ont ouvert la voie» avant eux.

Mais en parallèle à la trompette, Jean-François Michel a aussi, entre autres, tâté du piano. A l’âge de six ans, déjà, il accompagnait, d’oreille et en improvisant, les morceaux du groupe de son père dans les bals: «Je cherchais des accords pour des valses. Je devais me débrouiller.» Le musicien fribourgeois a donc eu très tôt une pratique musicale qui semble essentielle à l’acquisition de l’oreille absolue. «Notre père nous faisait chanter aussi. Il a toujours exigé que nous phrasions, dès le début. Ça nous sert encore maintenant.»

Jean-François Michel fait ensuite partie de la fanfare de Courtepin, à laquelle il est resté fidèle jusqu’à aujourd’hui. C’est à l’adolescence qu’il se décide pour la trompette. Actuellement professeur à l’HEMU, il a notamment été médaillé de bronze au Concours de Genève en 1975 et a été trompettiste solo à l’Orchestre philharmonique de Munich.

«Mon oreille me sert le plus quand je joue de la musique contemporaine. J’apprends plus vite. Elle me donne confiance pour les traits difficiles.» Son sens infaillible de la justesse du ton lui permet aussi de travailler sur la sonorité d’une note, sur sa couleur. «A la trompette, il n’y a qu’un endroit, lié à la chaleur, au brillant du son, où l’instrument sonne vraiment juste. Avec une bonne oreille, on peut être son propre professeur plus tôt», sourit Jean-François Michel. Mais sa pratique de la composition en bénéficie aussi: «Parfois je m’aide du piano pour composer. Mais j’entends l’orchestre sans piano.» EH


Yu-Hsuan Kuo, flûtiste

Née à Taïwan, elle a pour langue maternelle un dialecte mandarin.

Aujourd’hui installée en Suisse romande, Yu-Hsuan Kuo a grandi à Taïwan. Sa langue maternelle est le mandarin, une langue tonale qui prédispose les musiciens à avoir l’oreille absolue. Sa deuxième langue est un dialecte taïwanais qui possède même huit intonations, davantage que le mandarin, qui en a cinq. Elle a commencé le piano à l’âge de quatre ans. Son amour pour la flûte traversière est né un peu plus tard.

Comme elle a été admise dès l’âge de huit ans dans une classe où le programme mettait l’accent sur la musique, elle a été entourée d’élèves de son niveau, entraînés très tôt au solfège et aux dictées musicales. Yu-Hsuan Kuo ne s’est donc pas rendu compte d’une différence entre elle et les autres élèves. Elle n’était pas consciente d’avoir l’oreille absolue. Ce n’est qu’à la fin du lycée, au moment des examens d’entrée à l’Université, que sa différence est apparue. «Nous étions un petit groupe de cinq ou six en dictée musicale. Quand les autres posaient des questions, je me suis rendu compte qu’ils n’entendaient pas comme moi.»

Le diapason intérieur de la flûtiste est, comme celui de sa flûte, le plus fréquent de nos jours: son la est à 442 Hz. Son oreille peine à s’adapter à une musique jouée un demi-ton plus bas: «J’adore la musique baroque. J’écoute beaucoup de traverso et je m’inspire du son et de l’ornementation. Mais quand j’entraîne des phrasés, j’ai du mal à faire le doigté du fa en entendant un mi à l’oreille.»

Changer de diapason la perturbe: «Quand je regarde une partition, si je vois un sol et que j’entends un sol bémol, ça me dérange.» Cette difficulté se retrouve quand Yu-Hsuan Kuo ne joue pas une flûte en ut, mais une flûte en sol. «Je dois me séparer intérieurement, détacher les doigtés de ce que j’entends pour pouvoir jouer un do et entendre un sol.» En revanche, l’oreille absolue lui permet de transposer très facilement et de repérer les transpositions.

Son répertoire est très éclectique: la flûtiste dit aimer «jouer de tout», comme enseignante, soliste, chambriste, musicienne d’orchestre. Elle est membre de deux ensembles de musique contemporaine, dont Diachronie, à Fribourg. «C’est important pour moi de jouer la musique d’aujourd’hui, d’être ouverte à toutes les idées.» En musique contemporaine aussi, l’oreille absolue a des avantages et des inconvénients: «J’ai du mal avec les quarts de ton. J’ai envie de les corriger.»

Dans la vie quotidienne, Yu-Hsuan Kuo associe des noms de notes à n’importe quelle sonnerie. Et grâce à son oreille, elle a de la facilité à parler de nouvelles langues. L’anglais appris déjà dans son pays, puis le français quand elle a été admise au Conservatoire de Rueil-Malmaison, et à l’HEMU, à Lausanne. En attendant d’apprendre, doucement, l’allemand. EH


Lexique

Demi-tons

Avez-vous déjà chanté do-ré-mi-fa-sol-la-si-do? En réalité cette liste n’est pas complète, la gamme chromatique comprend aussi des notes intermédiaires. Il y a douze demi-tons dans la gamme. On parle de tempérament égal quand les intervalles entre ces demi-tons sont égaux.

Tonalités

Elles forment le socle de la musique tonale occidentale. Elles se basent sur ces douze demi-tons. Elles peuvent être majeures ou mineures. Mais les musiques anciennes ou la musique contemporaine ne fonctionnent pas sur les règles de la tonalité.

Transposer

C’est le fait de passer d’une tonalité à une autre.

Harmonique

A plusieurs voix. Un piano est un instrument harmonique car il peut jouer plusieurs voix à la fois. Un quatuor à cordes joue à quatre voix. Dans la musique tonale, la manière dont ces voix jouent entre elles répond à des règles précises.

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