La Liberté

Ne rejetons pas le latin sur un coup de tête

Olivier Curty

Publié le 10.09.2015

Temps de lecture estimé : 4 minutes

Le hasard fait bien les choses, dit le proverbe. Pas toujours. Dans la France voisine et en terre fribourgeoise, on discute conjointement de la même chose, à savoir de l’utilité (ou plutôt de l’inutilité) du latin dans l’enseignement. Certes, les répercussions y sont différentes (chez nous il s’agit de sa suppression comme branche fondamentale lors de la première année du cycle dans la filière des études menant au bac), mais le but est identique: montrer que le latin est «ringard» et que ceux qui le soutiennent sont soit des nostalgiques d’un temps révolu soit des défenseurs d’intérêts catégoriels.

Naturellement, à juger de l’intérêt immédiat et calculable, le latin semble inutile. Mais, en poussant un tel raisonnement à l’extrême, toutes les études au-delà de l’enseignement obligatoire de base sont inutiles. Soyons sérieux! Le latin n’est de toute façon pas une langue moderne qu’on peut baragouiner à l’étranger après des années d’étude dans le secondaire supérieur. En revanche, il est la matrice de toutes les langues romanes. C’est pourquoi sa connaissance permet de les acquérir aisément. Il est par conséquent absurde de placer le latin en situation de concurrence avec les langues modernes et de vouloir sa suppression à leur profit.

En élargissant la perspective, on constate que l’étude du latin stimule l’esprit d’analyse et développe le raisonnement par les fameuses (et parfois fastidieuses) versions latines où chaque phrase, chaque subordonnée doit se dérouler logiquement, où chaque mot doit être correctement traduit pour faire ressortir la nuance exprimée par l’auteur. Mais, m’objectera-t-on, nul besoin du latin pour cela. Les maths exercent tout aussi bien la logique ou, si vous êtes littéraire, les langues modernes y suffisent amplement. Bien sûr, je ne doute pas de leur utilité à cette fin. Toutefois le latin, du simple fait que le français en est issu, permet en plus une meilleure connaissance de notre langue, tant écrite qu’orale, ce qui n’est pas sans intérêt pour l’étudiant, à l’heure où notre société est de plus en plus basée sur la communication.

Ensuite, en ce qui concerne la littérature, l’histoire et, de manière générale, toute réflexion sur notre société, comment ne pas voir que le latin est indispensable? En effet, le latin et la civilisation latine constituent la base et le fondement de notre société. Prenons comme exemple concret le droit qui la régit: qu’on le veuille ou non, c’est par les juristes romains qu’ont été élaborés les concepts sur lesquels nous réfléchissons encore aujourd’hui, dans des cadres de pensée toujours en vigueur et établis par eux.

C’est pourquoi, si on veut comprendre notre société et cesser de croire que pendant 2000 ans ceux qui nous ont précédés n’ont rien à nous apprendre ni à nous transmettre, ne rejetons pas le latin sur un coup de tête. Certes, les conditions techniques se sont formidablement transformées depuis l’Antiquité et n’ont plus rien à voir avec celles d’alors, mais les textes écrits par les Anciens s’adressent à l’Homme qui, lui, n’a pas changé.

Enfin, il y a un aspect plus politique à la connaissance du latin. On sait que ses contempteurs lui reprochent de perpétuer l’existence d’une élite qui exclut ceux qui ne l’ont pas appris. Au contraire. En maintenant son obligation pour les classes prégymnasiales, on offrirait ainsi aux élèves dont les parents n’ont pas étudié cette langue l’occasion de l’acquérir. Pour quelle raison, sinon, ces enfants seraient-ils poussés à étudier le latin alors que personne ni qu’aucune structure scolaire ne le leur permettraient plus? En revanche, les enfants dont les parents l’ont étudié seront vivement poussés à le choisir ne fût-ce qu’en option. De cette façon, la non-obligation du latin, instaurée dans un but qui se veut égalitaire, contribuerait paradoxalement à renforcer le clivage entre les élèves. D’un côté, ceux qui ne sont pas forcément meilleurs que les autres, mais qui, venant de familles conscientes de l’importance du latin, auront une excellente formation. De l’autre, des élèves pas forcément moins bons que les premiers mais qui, venant de familles peu conscientes de l’importance du latin, seraient défavorisés.

Une formation sans latin est naturellement possible. Les exemples de personnes ayant réussi sans l’étudier abondent, mais ce n’est pas une raison pour supprimer son étude lors de l’adolescence, qui représente une chance unique. Le système scolaire fribourgeois, dont l’étude PISA a relevé les qualités, possède des spécificités remarquables telles que les études en grec ancien, en philosophie et en latin. Sachons les préserver et ne pas les condamner en supprimant l’obligation de l’enseignement du latin au secondaire inférieur. I

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