La Liberté

Au temps des pêches miraculeuses

Une encyclopédie met en lumière mille ans de pêche en Suisse romande. L’époque faste est bien révolue

Des traîneurs, en 1924, à Colombier (NE). © Coll. Elda Arm/DR
Des traîneurs, en 1924, à Colombier (NE). © Coll. Elda Arm/DR
Pêche aux nases dans la basse Glâne (FR), vers 1950-55. © Coll. Paul et Gérald Bossy/DR
Pêche aux nases dans la basse Glâne (FR), vers 1950-55. © Coll. Paul et Gérald Bossy/DR
Treize truites pour un poids total de 61 livres, en 1950 à Sauges (NE). © Coll. Michel Weissbrodt/DR
Treize truites pour un poids total de 61 livres, en 1950 à Sauges (NE). © Coll. Michel Weissbrodt/DR

Pascal Fleury

Publié le 15.11.2018

Temps de lecture estimé : 10 minutes

Encyclopédie » De l’Areuse à la Sarine, du Doubs à la Navizence, des étangs de Bonfol au Léman, les pêcheurs romands entretiennent une passion millénaire. Qui étaient leurs ancêtres, que pêchaient-ils et qu’en est-il aujourd’hui de l’inventaire piscicole? Les réponses du Neuchâtelois Bernard Vauthier, ancien instituteur et auteur d’une encyclopédie sur 1000 ans de pêche en Suisse romande1. Ouvrage d’une vie, cette somme halieutique riche en anecdotes et abondamment illustrée révèle un monde aussi méconnu que menacé.

Votre ouvrage plonge dans les profondeurs de l’histoire de la pêche. Pourquoi vous limiter à «1000 ans»?

Bernard Vauthier: Cela tient aux sources écrites. Le premier document faisant état de droits de pêche dans la région des Trois-Lacs date de l’an 807. Les plus anciens textes mentionnent des droits pour les rivières, où il était facile de prendre du poisson, et des droits sur les omblières du Léman, ces zones de frai de l’omble-chevalier. Les eaux dépendaient directement du souverain et pouvaient être gérées comme des biens fonciers. Les seigneurs remettaient leurs droits à des fermiers, qui déléguaient le travail à des pêcheurs, un vieux métier pratiqué en alternance avec le filochage (nouage des filets de chanvre) et en lien avec la tonnellerie. Le fruit de la pêche revenait aux seigneurs, puis aux officiers et aux bourgeois, le solde pouvant être vendu à la population. Exception notoire, le lac de Neuchâtel a échappé à la domination des seigneurs dès le XIIIe s. La pêche était libre, sauf à l’embouchure des rivières. Elle n’a été récupérée par les cantons qu’au milieu du XIXe s.

La pêche était-elle destinée uniquement aux marchés locaux?

Pas seulement. Les pêcheurs des Trois-Lacs exportaient jusqu’en Alsace et dans le val d’Aoste. Les lacs de Neuchâtel, Bienne et Morat étaient très poissonneux, beaucoup plus que le Léman, moins riche en oligo-éléments et en phosphore jusque dans les années 1950. Cette pauvreté en nutriments faisait le bonheur de l’omble-chevalier, autrefois l’espèce phare du Léman. Aujourd’hui, ce salmonidé ne trouve plus de frayères. Ses œufs, qui doivent être déposés en profondeur dans les interstices du gravier, sont asphyxiés par le limon. Résultat, l’omble-chevalier ne peut plus se reproduire seul.

Les espèces de poissons étaient-elles plus nombreuses autrefois?

Jusqu’à présent, aucune espèce piscicole indigène ne s’est éteinte en Suisse romande, sauf le nase. Ce poisson, qui doit hiverner dans les grands lacs ou les fleuves, a par exemple complètement disparu de la Sarine, alors qu’il était le plus abondant jusque dans les années 1960. Les espèces migratrices au long cours ont aussi été victimes de la multiplication des barrages. Le saumon, qui remontait le Rhin, la Birse, l’Aar et la Sarine, et venait frayer jusqu’en Gruyère au XVIIIe s., a totalement disparu au début du XXe s. Il n’y en a jamais eu dans le Rhône valaisan ni dans le Léman, le poisson étant bloqué au gouffre de Bellegarde. Les poissons les plus menacés aujourd’hui sont l’apron et le toxostome, dans le Doubs. Avec la sécheresse, je ne sais pas ce qu’ils sont devenus…
D’autres espèces se sont invitées. Le sandre, par exemple, a été introduit plus ou moins clandestinement dès les années 1960 dans les lacs de Morat, des Brenets et de la Gruyère. L’espèce la plus invasive est l’écrevisse américaine, apparue en 1976 dans le Léman, qui infecte les écrevisses indigènes.

Les documents anciens que vous avez consultés font-ils état de pêches miraculeuses en Suisse romande?

Difficile d’articuler des chiffres. Mais autrefois, le long des rivages de Neuchâtel, les pêcheurs prenaient la perchette par «gerles», des cuves d’une contenance de 75 litres! A Auvernier, vers 1370, ils s’acquittaient de plus de 60 000 bondelles d’impôt par année, c’était énorme! Sur le Léman, à la fin du XIXe siècle, la féra s’est mise à affleurer la surface en grande quantité pour des raisons inconnues. On a fait des pêches miraculeuses au point d’en jeter «par paniers pleins à l’égout»… et finalement de quasiment l’exterminer. Il a fallu introduire des «palées» du lac de Neuchâtel ou d’autres alevins de féra de Prusse et d’Amérique du Nord pour repeupler le Léman. Question taille, les plus grands poissons pêchés sont les silures. Les plus beaux pêchés dans le lac de Morat atteignent 2,40 m.

La profession est-elle touchée par l’actuelle raréfaction du poisson?

Les rendements ont beaucoup diminué dans les rivières, de moitié par exemple dans le Doubs, autrefois très riche. Dans le Rhône, privé de ses zones inondables, on n’obtient annuellement plus que 30 kg par hectare contre 220 kg autrefois. Le nombre de professionnels ne cesse de diminuer, en raison de la baisse de rendement, mais aussi de l’amélioration des techniques de pêche. Sur le lac de Neuchâtel, ils ne sont plus qu’une trentaine, soit quatre fois moins qu’en 1958. Sur le Léman, on comptait encore entre 1100 et 1200 patrons et ouvriers en 1906. Ils ne sont plus que 139 professionnels, selon les chiffres de 2016.

> Bernard Vauthier, 1000 ans de pêche en Suisse romande, Editions Favre, 2018.


 

Techniques de pêche et repeuplement

Jadis, raconte Bernard Vauthier, on faisait appel à un grand éventail de moyens de capture. A commencer par les filets appelés seines, qui servaient à cerner le poisson, avec de subtils réglages tenant compte de la saison, de la profondeur visée ou du type de poisson cherché. Ces filets en forme de gouttière ou dotés de deux bras et d’un sac central étaient déployés par un bateau ou entre deux embarcations. Leur retrait nécessitait quatre hommes. Des traits de grand filet étaient requis par les seigneurs pendant le carême. Sur le Léman, ce type de pêche a persisté avec la monte, le retrait mécanisé ne nécessitant plus que deux hommes.

Autres techniques, les nasses en fil ou en osier tressé, les berfous plus petits et cylindriques, les troubles, sortes d’épuisettes à long manche très utilisées dans les cours d’eau fribourgeois, ou les éperviers, filets servant à coiffer le poisson. L’hameçon, qui remonte à la préhistoire, est aussi très usité. Autrefois, on ne faisait pas de différence entre les professionnels et les pêcheurs sportifs. Ils utilisaient le même outillage. La ville de Morat, qui possédait la pêche du lac, autorisait ses bourgeois à pêcher et demandait aux pêcheurs de leur prêter leur matériel pour la pêche d’agrément.

La pêche a connu deux révolutions techniques, la première vers 1880, à l’arrivée des rets de coton bon marché faits à la machine, la seconde vers 1950 avec le développement des filets en fibre synthétique, qui nécessitent beaucoup moins d’entretien et ne doivent plus être stérilisés dans de la «bouillie bordelaise» à base de cuivre.

Protection des espèces

Aussi loin qu’on puisse remonter, le poisson a été protégé durant la période de reproduction, même s’il y a eu des dérogations. On protégeait aussi le poisson contre les prédateurs, surtout la loutre, qu’on éliminait des rivières. A l’époque, on ne parlait pas des cormorans. On peuplait aussi en poissons les zones non piscicoles, comme les petits lacs de montagne ou les rivières perchées, telle la Drance, en Valais. Dès le XIIe siècle, on a mis des brochets, faciles à transporter vivants, dans le lac de Joux. Ces poissons voraces ont déstabilisé complètement la population de truites. La lotte n’est apparue dans le Léman que vers 1680, profitant vraisemblablement de l’ouverture du canal d’Entreroches. Comme le montre la génétique, l’écrevisse valaisanne à pattes blanches vient d’Italie, celle du Léman n’ayant pu remonter les rapides du Bois-Noir après Saint-Maurice.

Lorsque la reproduction artificielle a été maîtrisée en pisciculture, vers 1850, on a assisté à des peuplements à tout-va. Le Valais est particulièrement concerné: «Dans les petits lacs de montagne, on met en particulier des truites de mesure destinées aux pêcheurs-touristes. Ces truites ne se reproduisent pas dans les eaux très froides», explique le spécialiste.
Et pour caresser l’ego des pêcheurs sportifs, on a parfois lâché des silures. Les plus grands d’entre eux, pêchés en 1867 et 1963 dans le lac de Morat, atteignaient 2,40 m et pesaient jusqu’à 80 kg. Le «monstre du lac de Morat» fait toujours rêver! PFY


 

La truite disparaît de nos rivières

Si la pêche de la truite atlantique se maintient dans les lacs de Neuchâtel et du Léman, accusant toutefois des baisses de rendement depuis les années 1980, la situation est en revanche préoccupante dans les rivières. Dans le Rhône, la truite végète, alors qu’elle était autrefois abondante et constituait la principale ressource du fleuve. Les zones de frai n’existent pratiquement plus que dans le Haut-Valais. «La connexion a heureusement été rétablie avec quelques affluents, mais ce n’est pas suffisant», affirme Bernard Vauthier. Dans les Préalpes aussi, on mentionnait la présence de truites dans les torrents jusqu’au XIXe siècle. Aujourd’hui, on n’en trouve presque plus dans la Sarine. A noter que la truite arc-en-ciel, bien présente en Suisse, est une espèce nord-américaine introduite en 1881 dans la pisciculture d’Huningue, près de Bâle. Elle a été propagée comme poisson d’élevage en raison de sa croissance rapide et de sa tolérance à de faibles taux d’oxygène. PFY

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