La Liberté

En 1915, on savait déjà tout du génocide!

Arménie Il y a cent ans, les Suisses étaient très bien informés des déportations et massacres perpétrés par le régime jeune-turc contre les Arméniens. Ils ont fourni une aide généreuse aux rescapés. La presse de l’époque en témoigne.

«Cette déportation des familles arméniennes dans des déserts arides n’est qu’un massacre déguisé», écrivait «La Liberté» dans son édition du 12 octobre 1915. © RTS/DR
«Cette déportation des familles arméniennes dans des déserts arides n’est qu’un massacre déguisé», écrivait «La Liberté» dans son édition du 12 octobre 1915. © RTS/DR
«La question arménienne» évoqué le 6 août 1915 dans «La Liberté» © La Liberté
«La question arménienne» évoqué le 6 août 1915 dans «La Liberté» © La Liberté
«Il s'agit de rien de moins que de l'anéantissement systématique d'un peuple», écrivait «La Liberté». © La Liberté
«Il s'agit de rien de moins que de l'anéantissement systématique d'un peuple», écrivait «La Liberté». © La Liberté
Un siècle après le génocide, la Confédération ne l'a toujours pas officiellement reconnu comme tel. © DR
Un siècle après le génocide, la Confédération ne l'a toujours pas officiellement reconnu comme tel. © DR

Propos recueillis par Pascal Fleury

Publié le 23.10.2015

Temps de lecture estimé : 11 minutes

Il y a un siècle, les Suisses savaient déjà tout des atrocités que subissaient les Arméniens en Turquie. «Il ne s’agit de rien moins que de l’anéantissement systématique d’un peuple, dans l’intention arrêtée d’établir dans l’Empire turc la domination exclusive de l’islam», écrivait «La Liberté» en première page de son édition du 13 octobre 1915. Pourquoi la Suisse s’est-elle montrée pareillement solidaire à l’époque? Et pourquoi, un siècle plus tard, la Confédération n’a-t-elle toujours pas reconnu officiellement le génocide? Les explications de l’historien Hans-Lukas Kieser, professeur à l’Université de Zurich et grand spécialiste du monde ottoman.

En 1915, le drame arménien a été relaté dans le détail dans la presse suisse. Comment expliquez-vous pareil intérêt pour ce lointain conflit, en pleine Grande Guerre?

Hans-Lukas Kieser: Pour comprendre cette focalisation médiatique, il faut se souvenir des antécédents au drame de 1915. Vingt ans auparavant, des massacres de grande ampleur avaient déjà été perpétrés contre les Arméniens de l’Empire ottoman. C’était entre 1894 et 1896, sous le régime du sultan Abdülhamid. Des comités de secours ont lancé des actions de solidarité. Leur pétition adressée au Conseil fédéral pour qu’il intervienne auprès des grandes puissances a été signée par un nombre record de 450 000 personnes, dans un élan humanitaire national qui a largement dépassé les considérations partisanes ou religieuses. Le Conseil fédéral n’a pas vraiment bougé, mais les initiatives privées se sont alors multipliées. Des missions suisses ont été ouvertes sur le terrain. En 1915, ce vaste réseau d’entraide, qui était toujours en place, a été réactivé. L’opinion publique a été sensibilisée.

Comment les Suisses ont-ils été informés des atrocités subies par les Arméniens en 1915?

Les informations les plus fiables sur les massacres et déportations ont été fournies par les missionnaires des œuvres d’entraide présentes sur le terrain. Le plus connu de ces témoins oculaires était l’Appenzellois Jakob Künzler qui, avec sa femme, était au service d’un hôpital missionnaire à Urfa, au sud-est de la Turquie actuelle. Très actif dans le mouvement humanitaire, il a fourni des rapports précieux aux comités de secours en Suisse et en Allemagne. D’autres Suisses ont joué le même rôle, comme la directrice d’un orphelinat, Beatrice Rohner, à Marache puis Alep, qui connaissait très bien la région et les langues. Des informations ont aussi été transmises par la diaspora arménienne en Suisse, bien informée, ainsi que par des Ottomans musulmans opposés à la dictature des Jeunes-Turcs.

»La correspondance était acheminée par des gens de confiance, la poste étant strictement censurée. Des codes étaient parfois utilisés, comme l’expression allemande «Arme» (pauvre) pour «Arménien». Certains rapports sont passés par le canal diplomatique allemand, la Suisse n’ayant pas de représentant diplomatique en Turquie à l’époque.

Les Suisses ont fait preuve d’une grande solidarité vis-à-vis des rescapés du génocide, comme l’a rappelé récemment le catholicos des Arméniens Aram Ier. Quelle aide ont-ils apportée sur le terrain?

L’aide suisse concernait surtout des veuves, des orphelins et de jeunes femmes ayant échappé à l’esclavage ou au mariage forcé. Au départ, il s’agissait de les cacher et de les nourrir. Le secours était très improvisé, fonctionnant grâce à des réseaux d’amis musulmans. Les missionnaires ont aussi caché des hommes, prenant d’énormes risques pour leur propre vie. A Urfa, par exemple, le couple Künzler en a abrité à l’hôpital sous de fausses identités. Il leur a fourni des vêtements de Bédouins, pour que des passeurs puissent les mener vers des zones plus sûres au sud.

»Dès 1917, lorsque la dictature s’est montrée plus tolérante une fois la destruction accomplie, des maisons d’accueil ont pu être ouvertes. A Alep, l’orphelinat de Beatrice Rohner a accueilli plus de mille enfants dès 1916. Dans la même ville, le négociant suisse Emil Zollinger a même hébergé 2000 réfugiés. Grâce à l’énorme soutien financier venu de Suisse et des Etats-Unis, les victimes ont aussi pu recevoir des vivres, des vêtements et des services médicaux.

Des actions humanitaires ont aussi été menées en Suisse...

Durant la guerre, l’entraide s’est limitée principalement à des collectes. Ensuite, la Suisse a accueilli quelques centaines d’orphelins. L’œuvre la plus connue est celle du pasteur vaudois Antony Krafft-Bonnard, qui a fondé un orphelinat en 1921 à Begnins (VD), et a ouvert l’année suivante un centre à Genève. Quelques politiciens suisses ont plaidé en faveur d’un «Foyer national» pour les Arméniens au Moyen-Orient. Les conseillers fédéraux Gustave Ador et Giuseppe Motta se sont exprimés en ce sens devant la Société des Nations. Mais l’action est restée limitée en Suisse. Elle s’est en revanche poursuivie sur le terrain, à Alep et au Liban, avec la gestion d’orphelinats et l’assistance à des camps de réfugiés, en collaboration avec des organisations internationales comme Near East Relief. L’aide aux survivants s’est prolongée jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale grâce à la fidélité de cette «Suisse humanitaire».

En 1915, à lire les journaux, les Suisses savaient déjà tout de l’ampleur des atrocités subies par les Arméniens. Comment se fait-il que cent ans après, la Confédération n’ait toujours pas reconnu officiellement le génocide?

Cela peut s’expliquer par le caractère de la politique internationale de la Suisse. Depuis un siècle, dans cette affaire, elle reste sur sa réserve, optant pour une politique d’intérêts. Elle loue volontiers cette «Suisse humanitaire» qui a pris clairement position contre le génocide et les crimes contre l’humanité, mais sur le plan de la diplomatie, se comporte seulement comme si une catastrophe naturelle s’était passée, refusant d’assumer les faits historiques. Or ne pas dire les choses, à la longue, c’est les nier...

»On a observé pareille retenue helvétique cette année, lors des commémorations du centenaire du génocide, alors que le pape ou le président allemand ne mâchaient pas leurs mots. Pareil manque de courage pourrait devenir contre-productif à la longue. D’autant plus que le problème historique des crimes majeurs niés s’accentue actuellement au Moyen-Orient et que des crimes contre l’humanité se répètent, avec de nouveaux massacres et des populations poussées à l’exil.

»Une reconnaissance du génocide par le gouvernement renforcerait aussi la norme pénale contre la discrimination raciale. Est-ce que la Suisse veut garder la perspective universelle de cette loi? Le jugement récent de la Cour européenne des droits de l’homme ne demande pas de la sacrifier. Mais c’est à la Suisse de l’affirmer, tout en la mettant mieux en valeur.

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Le drame arménien en direct dans «La Liberté»

La presse romande a traité largement et dans le détail de l’«anéantissement systématique» perpétré contre les Arméniens en 1896 et 1915. Si l’expression «génocide» n’y apparaît pas - ce néologisme n’a été créé qu’en 1944 -, tous les critères de crime contre l’humanité y sont décrits noir sur blanc. Extraits tirés de «La Liberté» de l’époque.

«... La question arménienne, qui a fait et fera encore couler tant de sang, a été créée par le Sultan lui-même, qui a voulu fomenter une haine violente entre musulmans et chrétiens, car il ne craint rien tant que l’union entre ses sujets de religions différentes...»

«La responsabilité du Sultan», 21 août 1896

M. Schwarz, pasteur à Fribourg: «... On n’avait pas encore d’exemple d’une pareille boucherie organisée contre un peuple désarmé, déjà opprimé depuis de longues générations. Ce peuple, habitué par une longue servitude à n’avoir plus confiance en lui-même, a été barbarement décimé; 150 000, peut-être 300 000 personnes ont péri dans les tortures ou souffrent encore de la misère lamentable à laquelle elles sont réduites, sans qu’il y ait eu de leur faute...» «Pour les Arméniens», 23 septembre 1896

«... Depuis le commencement de la guerre (Première Guerre mondiale, ndlr), les Turcs, profitant du désarroi général, assouvissent leur fanatisme dans le sang des innocents: femmes, enfants, vieillards, rien ne trouve grâce devant leurs yeux. Des nouvelles, de source absolument sûre, nous racontent les horreurs qui se commettent dans les sombres replis d’un empire agonisant, et nous osons affirmer que toutes les horreurs de la guerre européenne ne sont rien en comparaison des atrocités de ces peuples barbares qui n’ont pas encore subi l’influence des idées chrétiennes...» «La question arménienne», 6 août 1915

«... Cette déportation des familles arméniennes dans des déserts arides, à supposer même que ces malheureux arrivent à destination, n’est qu’un massacre déguisé et ceux qui s’en vont ainsi, misérable troupeau de femmes et d’enfants, sous les coups de pied et de crosse des gendarmes ottomans, à travers les déserts de la Mésopotamie, sont plus à plaindre que ceux qui ont été massacrés dans leurs demeures et dont une balle ou un coup de baïonnette a terminé d’un seul coup les angoisses et les souffrances. (...) On évalue à près d’un million le nombre de ceux qui ont été atteints par les massacres ou les déportations...»

«L’extermination des Arméniens», 12 octobre 1915

«... La Suisse chrétienne, en face de ces éléments douloureux, saura faire son devoir. Il s’agit de sauver d’une mort certaine les restes de cette malheureuse nation chrétienne. Refuserons-nous à nos frères d’Arménie notre appui moral et matériel? Non! Plus que jamais, soyons généreux!...»

«Appel à la Suisse», 23 novembre 1915

> Conférence-débat «Demain il y a cent ans: un génocide vu par la presse suisse», avec Sarkis Shahinian (Association Suisse-Arménie) et Gilles Soulhac, journaliste, ce dimanche 25 octobre à 18 h 30, au Théâtre St-Gervais à Genève, en clôture de l’exposition «Fragments».

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Un génocide encore tabou

En Turquie, l’utilisation du mot «génocide» est encore passible de sanctions. Pourtant, des voix toujours plus nombreuses s’élèvent pour que les Turcs retrouvent la mémoire. Comme celle du petit-fils de Djemal Pacha, le «boucher» des Arméniens. A voir dimanche sur RTS2 dans «Génocide arménien, le spectre de 1915».

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